Essai

Entretien avec Roland Jaccard – Aymen Hacen

Entretien avec Roland Jaccard

Roland Jaccard s’est donné la mort, à Paris, lundi 20 septembre 2021, soit l’avant-veille de son 80e anniversaire.

Ce suicide − dont il était question aussi bien dans ses livres que dans ses conversations −, personne ne le prenait au sérieux. Comme l’homme. Comme ses écrits, ses positions, ses désinvoltures. À ce titre, le joueur d’échecs qu’il était a damé le pion à Cioran, dont il était l’ami et le commentateur, car pour le philosophe des Carpates parler du suicide, ou mieux écrire sur le suicide était une guérison, une catharsis.

Or, comme son grand-père et son père, l’écrivain vaudois a décidé de se donner la mort. Cela nous attriste, cela nous révolte même, mais nous ne pouvons ne pas saluer le courage de cet homme dont la plume était belle et acerbe à la fois.

Nous proposons à nos lecteurs cet entretien réalisé avec lui et publié dans La Presse de Tunisiedu 13 mars 2014.

Aux éditions Khtoot , l’artiste peintre Mohammad Al Amiri et moi, avons imaginé un beau-livre à l’occasion, justement, du 80e anniversaire de Roland, composé des fragments d’Un climatiseur en enfer (éditions Zoé, Genève 2000), dans une version arabe annotée et commentée par nos soins.

À suivre, cher Ami, pour t’accompagner dans l’au-delà dans cette langue arabe qui, disais-tu, t’enchantait…

 

Entretien avec Roland Jaccard :

« Accepter la défaite de la pensée avec désinvolture »

Né à Lausanne en 1941, Roland Jaccard a longtemps été chroniqueur au Monde et directeur de collection aux Presses Universitaires de France. Protéiforme, son œuvre est composée d’essais (L’exil intérieur, La tentation nihiliste suivi de Le cimetière de la morale), de journaux intimes (L’âme est un vaste pays, L’ombre d’une frange, Journal d’un homme perdu, Journal d’un oisif), de livres illustrés (Dictionnaire du parfait cynique, Retour à Vienne). Il vient de publier aux éditions Grasset un récit, Ma vie et autres trahisons, ainsi qu’Une Japonaise à Paris, aux éditions L’Éditeur, avec des illustrations de MasakoBando.

Aymen Hacen : Commençons, si vous le voulez bien, par votre dernier livre paru ces jours-ci,Une Japonaise à Paris. De quoi s’agit-il au juste ? Est-ce, comme nous l’avons interprété, un conte pour enfants pour des personnes adultes ?

Roland Jaccard : Au départ, c’est une commande d’un éditeur japonais pour un public ciblé : les jeunes Japonaises qui rêvent de Paris et du grand amour. J’ai relevé le défi en songeant au roman d’Erich Segal : Love Storyet un peu également à Stefan Zweig. L’avantage de la vieillesse, c’est qu’on n’a plus rien à prouver et rien à perdre. Je me suis donc dit : je me laisse aller à mon penchant romantique… Les violons ont toujours raison.

Aymen Hacen : Qu’est-ce qui se cache derrière vos nombreuses collaborations avec des dessinateurs — Roland Topor, Romain Solcombe, etc. — dont le travail est très atypique ? Cherchez-vous une compensation à un talent que vous n’avez pas ?

Roland Jaccard : Au commencement, je voulais faire du cinéma et j’ai d’ailleurs tourné quelques films à Lausanne. J’ai même travaillé à Vienne avec Jean Renoir. Je m’amuse aujourd’hui à faire tous les jours de brèves vidéo, mes « haïkus visuels ». Tous les dessinateurs avec lesquels j’ai travaillé étaient des amis dont j’appréciais l’œuvre, Topor au premier chef. J’éprouve un vrai plaisir à les retrouver dans mes livres.

Aymen Hacen : Ma vie et autre trahisons, récit paru en 2013, est également un manuel de philosophie, de littérature et de vie des plus truculents. Les trente-cinq petits textes de ce livre peuvent aussi bien être lus linéairement que d’une façon décousue. Comment écrivez-vous ? Comment organisez-vous vos textes, vos idées et vos livres ?

Roland Jaccard : J’écris n’importe comment et n’importe où. Ce qui importe ensuite, c’est le montage et surtout l’esprit critique qui conduit à supprimer une bonne partie du texte. Par ailleurs, j’essaie d’être toujours au plus prés de moi. À quoi bon écrire, si ce n’est pas pour parler de soi ? Certes, le Moi est haïssable, mais surtout celui des autres… Et puis, il vaut mieux être détesté pour ce qu’on est que d’être aimé ou admiré pour ce qu’on n’est pas.

Aymen Hacen : Vous avez des lectures et des goûts franchement « nihilistes ». Qu’est-ce à dire ? « Le néant n’est qu’un programme », disait Cioran, ce grand ami auquel vous avez consacré un très beau livre publié en 2005 aux Presses Universitaires de France. Qu’en est-il alors ?

Roland Jaccard : Nihiliste, c’est vite dit ! Mettons que je pratique une philosophie ou un art du désengagement. Je suis engagé dans le désengagement. Avec quelques maîtres : Schopenhauer, Nietzsche, Cioran, Amiel, Bernhard et Freud.

Aymen Hacen : Aujourd’hui à la retraite, éloigné des mondes du journalisme littéraire et celui de l’édition, comment voyez-vous l’évolution de ces deux métiers ? Ce qui se passe vous semble-t-il toujours sain, du moins normal ?

Roland Jaccard : Ayant vieilli très vite (le meilleur moyen de rester jeune), j’ai toujours eu l’impression d’être un retraité. Je suis parvenu — et c’est pour moi l’essentiel dans une vie — à préserver la quasi-totalité de mon temps libre.J’ai l’impression que nous sommes passés de l’imaginaire du progrès à l’imaginaire de la catastrophe. Mais de même qu’il n’y a pas eu de progrès, il n’y aura pas non plus de catastrophe. Cela confirme ce que nous savions depuis toujours : l’humanité n’est douée ni pour le meilleur, ni pour le pire.

Aymen Hacen : Nous ne pouvions pas nous entretenir avec vous sans vous poser une question d’ordre politique. Que pensez-vous de ce qui a eu lieu au cours de ces trois dernières années, sachant que vous avez, dans les années 60-70, beaucoup fréquenté la Tunisie ?

Roland Jaccard : Après avoir achevé mes études à Lausanne, mes parents m’ont offert un long séjour en Tunisie, notamment à Hammamet et à Sidi Bou Saïd. J’en garde un souvenir ébloui. La liberté des mœurs, les filles sur la plage, les boîtes de nuit… Bref, la dolce vita. J’ai assisté au fil des ans à la montée en puissance quasi irrésistible — et pas seulement en Tunisie, même en Suisse — d’une religion qui offre le spectacle à mes yeux déplaisant d’un archaïsme dévastateur. Mais, après tout, chaque époque a droit à ses moments de délire meurtrier. Les Allemands en ont joui avec Hitler, les Russes avec Staline, les Chinois avec Mao… Je me garderai bien de les juger. Mais quand le spectacle devient par trop obscène, je préfère quitter la salle. Pour des raisons esthétiques plus qu’éthiques.

Aymen Hacen : Qu’en est-il d’Un Climatiseur en enfer, recueil de fragments et d’aphorismes aussi sérieux qu’impertinents ? Pourriez-vous nous raconter la genèse de ce petit volume ?

Roland Jaccard : Pour moi, la forme aphoristique constitue l’essence de la littérature, le noyau dur, la boîte noire de toute création pour qui veut se mesurer au temps. Par exemple : « Te souviens-tu de ces serpents qui, quand nous arrivâmes en Épire, effaçaient derrière nous la trace de nos pas ? D’autres serpents viendront et tout sera effacé. » Qui peut rivaliser avec Scipion l’Africain ?

J’ai trop goûté aux épices de La Rochefoucauld, Chamfort, Nietzsche ou Cioran pour n’avoir pas été tenté de dire en un paragraphe ce que d’autres peinent à exprimer en un livre. Dans Un Climatiseur en enfer, j’ai picoré dans mes carnets de quoi me donner l’illusion que je n’avais pas démérité par rapport à mes maîtres en dérision et en désillusion.

L’impertinence, la provocation, le mauvais esprit m’ont souvent incité, parfois malgré moi, à tenir des propos inconvenants. La psychanalyse y a contribué également. Être un esprit libre commande de balayer tout préjugé et d’exprimer tout ce que l’on ressent, y compris le pire. Encore faut-il que la forme soit au rendez-vous. D’où l’impérieuse nécessité de ne jamais s’appesantir et d’accepter la défaite de la pensée avec désinvolture. À défaut d’y être parvenu, j’aurai au moins accepté de relever le défi de la forme brève.

Aymen Hacen : Aujourd’hui traduit en arabe, qu’attendez-vous de cette nouvelle aventure, vous qui avez, dans maints textes et vidéos publiés sur Internet et dans le magazine Causeur, exprimé votre inquiétude quant au débordement de la terreur islamiste ?

Roland Jaccard : Pour le libertaire que je suis, l’islam provoque répulsion et effroi. S’il y a quelque chose à en sauver, je préfère le laisser à d’autres. Je suis peu sensible à ces délires sacrés que sont les religions monothéistes, surgies comme par hasard dans une région du monde où le soleil tapait un peu fort. Il est vrai que le nazisme, le communisme et le maoïsme (les deux derniers ayant subjugué la quasi-totalité des intellectuels français) tendraient à prouver que l’esclavage et les meurtres de masse ont des ressorts profonds dans la psyché humaine. Freud m’a mis au parfum sur ce masochisme originaire de l’espèce humaine.

Il se trouve qu’aujourd’hui l’islam a repris le flambeau de la sujétion. Il est devenu à la mode, tendance pour parler jeune. Il nous arrose de sensations fortes et fait vibrer, pour le meilleur comme pour le pire, le guerrier qui sommeille en nous. Dans une mer de boue et de sang, des opuscules cyniques comme le mien, ont-ils quelque chance d’être perçus autrement que comme des vestiges du monde d’hier ? J’en doute fort. Mais n’est vaincu que celui qui se déclare vaincu. Ce ne sera jamais mon cas, ni celui de mon cher ami et traducteur Aymen Hacen.

 

Entretien avec Roland Jaccard dans La Presse de Tunisie du 13 mars 2014.

 

Aymen Hacen en compagnie de Roland Jaccard au Café de Flore le 14 février 2014

Phto de couverture : Alexandre Moatti — Travail personnel

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Souffle inédit

Magazine d'art et de culture. Une invitation à vivre l'art. Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.

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