Jean-Pierre Siméon invité de Souffle inédit

Poésie
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Entretien avec Jean-Pierre Siméon « Mille autres choix possibles »

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

Jean-Pierre Siméon est né à Paris en 1950. Agrégé de lettres modernes, il est l’auteur de nombreuses œuvres où la poésie se conjugue au roman et l’essai aux pièces de théâtre. Chez Gallimard, où il dirige la collection « Poésie » depuis janvier 2018, il a publié Lettre à la femme aimée au sujet de la mort et autres poèmes (Collection « Poésie », 2017), Levez-vous du tombeau (« Blanche », 2019), Une théorie de l’amour (« Blanche », 2021) et Petit éloge de la poésie, en 2021.

Jean-Pierre Siméon, l’invité de Souffle inédit

Entretien conduit par Aymen Hacen

Rencontre 

À qui vous adressez-vous dans des ouvrages comme Petit éloge de la poésie et La poésie sauvera le monde (Le Passeur Éditeur, « Poche », 2017), où, pour reprendre le titre de Joachim du Bellay, vous vous livrez à une défense et illustration de la poésie ?

Jean-Pierre Siméon. À tout le monde, je veux dire non pas seulement aux connaisseurs, amateurs et lecteurs habituels de la poésie mais aussi et surtout à tous les autres, ceux qui l’ignorent, en ont peur, ne se sentent pas concernés. Le propos est justement de considérer la poésie au-delà du champ littéraire habituel, d’affirmer sa place essentielle dans la cité, dans le destin individuel et collectif, non pas comme une échappatoire ou un correctif mais comme un diapason auquel accorder la pensée et l’action humaine.

Vous avez préfacé Rythmes d’Andrée Chédid et Pour plus de lumière de Charles Juliet dans la collection « Poésie/ Gallimard ». Qu’est-ce qui vous retient chez l’une et l’autre ? Autrement dit, en partant de ces deux œuvres substantielles de notre temps, qu’est-ce qui vous touche dans la poésie que vous pratiquez au quotidien ?

Jean-Pierre Siméon. Ce qui m’attache à l’œuvre et à la personne de ces deux poètes, des amis très proches, c’est l’enjeu qu’ils accordent à l’écriture, celui que j’évoquais plus haut et qui peu ou prou implique une réévaluation de la vie et de l’aventure humaine. Il y a chez tous deux en effet un humanisme profond et extraordinairement lucide, parce que fondé sur un regard sans concession, un sentiment très ferme du tragique existentiel et de la difficulté à être vraiment humain. La poésie, l’écriture sont pour eux un chemin, un effort vers plus d’humanité, un arrachement à soi-même pour s’ouvrir à l’autre et à l’inconnu vertigineux de la vie. Il s’agit d’une parole d’espoir mais très exigeante, qui se fonde sur un engagement absolu mais qui parle à tous. Rien d’étonnant à ce qu’ils soient parmi les poètes les plus lus, les ventes sont par exemple de plusieurs milliers d’exemplaires dans la collection Poésie/Gallimard.

Beaucoup de grands poètes sont partis au cours de ces dernières années, Yves Bonnefoy en 2016, Lorand Gaspar en 2019, Philippe Jaccottet et Bernard Noël en 2021, Michel Deguy en 2022. Comment la poésie française se portera-t-elle désormais ? De quel œil voyez-vous ce qui se fait aujourd’hui, entre ce qui est écrit et publié, et ce qui répugne au livre et se présente comme performance ou installation ?

Jean-Pierre Siméon. Effectivement beaucoup de grandes voix nous ont quittés, il faut hélas ajouter la mort prématurée du grand Christian Bobin… Mais la génération suivante, celle des Jacques Roubaud, Charles Juliet, André Velter, Guy Goffette, William Cliff, Jean-Michel Maulpoix, Abdellatif Laâbi, Venus Khoury Gata, par exemple, est de très grand mérite et offre de grandes œuvres. La poésie de langue française est aujourd’hui très dynamique et très riche, la vie poétique en France est très intense, l’édition, à travers notamment un réseau de petits éditeurs incroyablement dense que beaucoup de pays pourraient nous envier, est active et audacieuse permettant notamment aux jeunes poètes de trouver un accès aisé à la publication ce qui n’était sûrement pas le cas quand j’avais 20 ans…Le Printemps des poètes a beaucoup contribué à ce retour de la poésie dans la cité. Ce qui caractérise la production poétique actuelle c’est l’extrême diversité des tons, des formes, un retour franc du lyrisme, d’une parole impliquée et même souvent « engagée », le formalisme dominant des années 70/80 étant largement ignoré des nouvelles générations. Cette évolution n’est pas d’hier, elle est apparue dans les années 90 et est liée sans doute à la volonté de retrouver un lien un temps perdu avec la société. Elle est liée dès le début à la multiplication des lectures à voix haute motivée par le désir de toucher un public qui ignorait le livre de poésie. Ce mouvement a eu évidemment des conséquences dans la création elle-même qui a intégré souvent l’oralité comme un principe constitutif de l’écriture. Ceci dit, on publie toujours autant de livres de poésie sinon plus, et même les poètes de la performance orale cherchent à être publiés : le livre reste envers et contre tout la légitimation ultime. Je rappelle ce qu’on oublie curieusement toujours quand on parle du renouveau par l’oralité qu’il n’y a rien de plus ancien que cette dimension orale du poème, des troubadours aux poètes du XIXe siècle ou aux surréalistes qui lisaient dans les cafés, parfois déclamaient des poèmes en argot comme Jehan Rictus, la voix haute est une constante. Le slam et le rap sont à mes yeux une variante contemporaine de cette vieille tradition, question de rythme surtout… Évidemment la modalité d’apparition du poème n’est pas une garantie de qualité ni même de nouveauté. Je connais des poèmes slamés aux rimes stéréotypées et au propos naïf qui sont aussi « ringards » que ceux des poètes rimailleurs d’autrefois que plus personne ne lit. Idem pour la poésie dont le vecteur est l’internet. Tout est bon à la poésie, rien n’est interdit par définition mais au bout du compte c’est l’élaboration d’une langue originale, son intensité, sa densité de sens, qui font la valeur.

Vos fonctions à la tête de la collection « Poésie/ Gallimard » doiventêtre des plus passionnantes. Nous imaginons cependant des contraintes et des choix difficiles à faire. Pouvez-vous nous en parler ?

Jean-Pierre Siméon. Rien de plus heureux que de diriger une collection aussi prestigieuse mais rien de plus difficile aussi évidemment. Le directeur de cette collection a toujours été confronté à une équation insoluble : dans la mesure où elle est ouverte à la Poésie de tous les temps et de tous les pays, les possibles sont tellement nombreux qu’il est absolument impossible d’éviter les manques et les lacunes, voir les injustices. Nous publions dix livres par an, compte tenu d’un cahier des charges qui s’est constitué de fait au fil des décennies et qui demande de publier tous ensemble les poètes phares des éditions Gallimard (on oublie que le but initial de la collection est de publier en poche les poètes du catalogue de la maison), des grands textes classiques du patrimoine universel, les grands poètes français et étrangers de la modernité du XXesiècle, les œuvres marquantes des dernières décennies tout en s’ouvrant autant qu’il est possible à quelques auteurs vivants. À chaque choix de publication on pourra toujours opposer légitimement mille autres choix possibles. J’essaie comme mes prédécesseurs de faire entrer au catalogue de grandes voix qui n’y sont encore pas comme par exemple récemment Rûmî, de réévaluer la présence des femmes comme on le fait heureusement aujourd’hui pour toute la littérature (cette année par exemple je publie huit femmes), je souhaite ouvrir la collection à des langues et traditions quasiment absentes  comme la poésie subsaharienne, la poésie asiatique (Imaginons le nombre de grands poètes en Chine, au Japon, en Corée, en Inde…).

La poésie arabe, classique ou moderne, arabophone ou francophone, n’est pas très présente dans cette prestigieuse collection. Nous pouvons songer à Salah Stétié qui nous a quittés en mai 2020, ainsi qu’aux grands poètes classiques des Mu’allaqat (Les Murales), à la mystique (Halladj, Ibn al-Farid, al-Niffari) ou à la poésie bachique avec Abu Nawâs, sans oublier cette constellation en soi qu’est Al-Mutanabbî. Comptez-vous y remédier progressivement ?

De même, la question se pose pour de grands poètes français, à l’instar d’Yves Leclair, Pierre-Albert Jourdan ou Armel Guerne dont les œuvres sont reconnues, célébrées et étudiées. 

Jean-Pierre Siméon. Je crois avoir répondu par avance dans ma réponse précédente à ces questions. Tous les poètes que vous citez, arabes ou français, m’importent mais je pourrais vous en citer moi-même beaucoup d’autres aussi légitimes. La poésie de langue arabe ou francophone de tradition arabe est malgré ce que vous dites assez bien représentée dans la collection comparativement à d’autres traditions comme celle que j’ai évoquées plus haut : Darwich, Adonis, Ben Jelloun, Khaïr-Eddine Eddine, Laâbi, Une anthologie de la poésie arabe classique…. Bien sûr c’est très insuffisant et je crois qu’il faudrait en effet que des poètes comme Abu Nawâs ou Al Mutanabbi intègrent un jour la collection mais il y en a tant d’autres dans la liste d’attente ! Vous évoquez Stétié mais pour le Liban nous avons déjà Georges Schéhadé, Andrée Chedid et Vénus Khoury-Ghata : ne faudrait-il pas avant de publier un autre libanais, publier un égyptien, un irakien, un tunisien?

Il n’y a pas de solution satisfaisante, je reçois des propositions absolument toutes les semaines de France et du monde entier, de traducteurs, d’agents, d’éditeurs, d’héritiers de poètes décédés, presque toutes justifiées. On ne peut remédier à l’impossible, songez il y a des poètes prix Nobel qui ne sont encore pas représentés dans la collection… On peut essayer de faire en sorte que peu à peu toutes les Poésie du monde soient au moins représentées par un livre incontestable.

Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?

Jean-Pierre Siméon. Même principe pour les choix d’une vie que pour les choix d’un éditeur ! Un choix implique nécessairement le refus ou l’oubli de tant d’autres choix possibles…pour ma part je crois ne regretter aucun de mes choix d’autant que le plus souvent ils se sont imposés à moi, qu’ils me semblaient relever de l’évidence.

Je me réincarnerais volontiers dans le mot poème puisqu’il est riche de tous les possibles. Ou volontiers en saule mais rieur, pas pleureur, pourêtre auprès d’une rivière. Ou en lézard rêvant au soleil…

Pour une traduction en arabe, langue si admirable à l’oreille et aux yeux, je dirais Levez-vous du tombeau, un appel à la vie.

Photo de couverture : Jean Pierre Simeon copyright Francesca Mantovani-Editions Gallimard

Aymen Hacen
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Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.
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