Entretien avec Jean Azarel, poète et biographe libre et engagé, lauréat du prix Xavier Grall 2024. Il évoque son rapport à l’écriture, la mémoire, la nature, la poésie vivante et ses figures oubliées.
Jean Azarel : « Je vis ce que j’écris, j’écris ce que je vis »
Entretien conduit par Grégory Rateau
Poète, chroniqueur littéraire, préfacier, conférencier, membre de l’association Poèmes Bleus à Douarnenez et de la Maison de la Poésie de Quimperlé, il est lauréat du prix Xavier Grall 2024 pour l’ensemble de son œuvre, et finaliste du Goncourt de la Biographie 2023 pour « Vous direz que je suis tombé».
GR : Vous êtes un auteur éclectique (poésie, récit, biographie, livres d’artistes). Pourquoi cette passion pour la biographie ? Cette fascination pour l’histoire (souvent peu connue) de la vie des hommes et des femmes (artistes) qui semble avoir laissé une empreinte toute personnelle dans votre itinéraire ?
Dans Waiting for Tina (à la recherche de Tina Aumont) vous partez de la mort de cette actrice pour remonter jusqu’à sa naissance alors que dans votre dernière biographie Vous direz que je suis tombé – Vies et morts de Jack-Alain Léger votre approche est différente pour aborder cet écrivain aussi chanteur. Comment avez-vous choisi vos sujets et comment se sont faits les différents choix narratifs pour aborder l’un et l’autre ?
Jean Azarel : J’ai perdu mon père à 29 ans, et pour avoir brûlé ma jeunesse en futilités, je me suis rendu compte très tardivement que je l’avais très peu connu. Il aimait le jazz, était journaliste radio/ TV, écrivain éclectique (poésie, livres historiques, polars). Il m’a légué cet éclectisme, et d’une certaine façon, aussi intime que désespérée, j’écris pour le retrouver, combler le manque. La biographie, c’est aussi pour rester libre dans mon écriture, ne pas m’enfermer dans un genre quel qu’il soit, où, et c’est valable pour toutes les disciplines artistiques, l’entre soi a vite fait de prendre le dessus sur l’humilité. J’ai longtemps vécu en lisière de l’excès. En dépassant parfois la ligne rouge, on apprend qu’il y a des addictions plus dangereuses que les autres, et finalement l’écriture est la meilleure que j’ai pu trouver. Tina Aumont comme Jack-Alain Léger ont joué avec le feu, le feu dévastateur mais aussi initiatique de la drogue, de l’amour, de la beauté, mais ils ont joué avec talent, avec grâce même, tout en étant décalés dans la société. Ce sont des perdants magnifiques, et il existe entre nous une sorte de filiation qui m’a poussé à écrire leur histoire. Une biographie même si elle se vend mal sort le sujet de l’oubli. C’est une manière de le remercier pour ce qu’il nous donne, et de donner à notre tour. L’écriture devrait toujours un don de soi aux autres.
GR : Le cinéma, la musique, la poésie, la nature, l’actualité, vos passions prennent-elles forme et se complètent-elles au travers de votre écriture ?
Jean Azarel : j’écris ce que je vis et je vis ce que j’écris. Quelles que soient les déceptions, j’aime passionnément, non pas le genre humain, mais certaines personnes qui me sont chères, qui ont éclairé mon chemin de vie. Le vivant me tient accroché à la vie. Je ne peux séparer l’esprit de la matière. Ils se coagulent dans ma vie donc dans mon écriture. Je suis très sensible aux éléments, à leur quiétude ou leur colère, ils guident mes œuvres. La ville peut m’attirer, mais je ne suis pas un urbain, plutôt un bouseux de la campagne. La plupart des écrivains actuels ont perdu le sens de la ruralité. Ils se châtrent sans s’en rendre compte. La nature, son observation comme son compagnonnage mobilisent les cinq sens et la peau (pour reprendre le titre du film de Pierre Rissient). Le fait que la nature soit actuellement malmenée par l’homme me conduit à pousser des coups de gueule comme dans mon recueil Contemporanéité des abîmes. En ce sens, je me sens militant. Quant à l’actualité, elle tourne à la foire d’empoigne guerrière, conséquence du consumérisme à outrance et du règne des idéologies, mais c’est pour moi une source d’inspiration. Le cirque médiatique du paraître, la primauté des égos sont tristement dérisoires, souvent sordides. Je m’en sors avec un humour acide qui me paraît convenir à la rock and roll attitude de mon existence.
GR : Concernant la poésie, vous participez également comme bénévole à deux festivals : Le festival de la parole poétique Sémaphore et Baie des plumes. Vous accompagnez les auteurs sur scène, vous lisez vos propres textes accompagnés de musicien(s). Le « retour » à l’oralité permet-il d’insuffler un second souffle à la poésie dite contemporaine ? Quel rôle joue-t-elle dans la vie, qu’il s’agisse de celle ou celui qui écrit, de celle ou celui qui lit ?
Jean Azarel : Jean-Pierre Siméon a écrit « la poésie sauvera le monde » c’est un as du marketing poétique, et en même temps, la poésie a besoin de prophètes pour propager la foi. Malheureusement, je ne pense pas que la poésie sauvera le monde, elle peine déjà à le soigner. Je suis plutôt méfiant vis à vis de l’oralité lorsqu’elle ne s’inscrit pas dans un véritable travail de mise en paysage sonore, tel que le pratiquent Serge Pey, Perrine Le Querrec, Bruno Geneste, Paul Sanda. Trop de poètes se contentent de jouer sur l’émotion, la performance spectacle où la forme domine exagérément le fond. Or à mon sens, la poésie est un mode de vie, un état d’être permanent. Elle ne se limite pas à l’écriture, encore moins à une lecture par ci par là, surtout accompagnée par un musicien qui ne connaît parfois même pas l’orateur…Ça me fait penser à la sauce qu’on met pour masquer le goût fadoche du poisson pas toujours très frais. Je n’ai pas de définition de la poésie et ne veut pas en avoir. Elle est ou n’est pas. On la sent, on la renifle, on la trouve, on l’aime, et puis il arrive qu’on la perde, mais en sachant qu’elle va revenir car elle est partout pour qui sait voir, entendre, sentir, aimer, malheureusement elle n’est pas toujours dans les recueils de poésie. D’ailleurs, un livre c’est déjà enfermer la poésie.
GR : Votre avant dernier recueil Trois couleurs mer, vous le définissez vous-même comme une déambulation et tribulation physique et spirituelle sur les rivages bretons et leur au-delà. Vous collaborez d’ailleurs avec un peintre aussi sculpteur et graveur, Georges Le Bayon. Précédemment, vous aviez publié Passe montagnes, équivalent terrien pour le Mont Lozère de Trois couleurs mer. Une déclaration d’amour aux paysages qui vous sont chers, à vos racines, à vos compagnons de route ?
Jean Azarel : Déclaration d’amour au vivant là encore, à la chair qui palpite dans le poisson ruisselant qui vient d’être pêché, à la grenure d’une peau de femme longuement caressée, à l’odeur de champignon dans les bois, au croissant de lune émergeant de la brume. En même temps, vous l’avez dit, il s’agit de voyages intérieurs, quasi mystiques, avec cette dimension ésotérique que le mouvement surréaliste a fait sienne après la seconde guerre mondiale. C’est le principe des vases communicants. Cependant, comme l’a chanté Gérard Manset, le poète voyage en solitaire, même dans la multitude. Le geste du poète est de nature christique, dans une marche lente qui vient en contre-courant de la vitesse du monde. Mes recueils me sont un deuxième souffle nécessaire pour ne pas avoir à célébrer la violence sociale, au demeurant souvent nécessaire dans un univers où la trilogie liberté, égalité, fraternité est régulièrement bafouée. Pour les gens sensibles, la réalité, si on n’y prend pas garde, laisse un espace en forme de peau de chagrin entre le meurtre et le suicide.
GR : Pour ceux qui comme vous souhaiteraient se consacrer à l’écriture, avez-vous un secret d’écriture à leur livrer ?
Jean Azarel : Les secrets d’écriture c’est du pipeau. Un truc pour gogos prêts à payer cher des conseils de stars comme Pierre-Emmanuel Schmitt… S’il existe un secret, c’est celui de la vie, et il est impossible à dévoiler jusqu’à notre mort, puisque précisément il se déploie tout au long de notre existence. Donc, vivez, intensément, multipliez les expériences, brûlez-vous en essayant de ne pas y passer, voyagez, aimez dans toutes les dimensions de l’amour, soyez curieux, lisez, lisez surtout les auteurs trop peu connus (notamment l’écriture féminine, y compris étrangère, qui sort enfin de l’oubli : Nadejda Mandelstam, Anne Perrier, Marta Petreu, Christine Lavant, Maria-Mercè Marcal, Alejandra Pizarnik…mais aussi chez les messieurs Pierre Lepère, Jacques Cauda, Benjamin Fondane, Edmond Jabès, Alain Jégou, Olivier Larronde, Jean Senac….), et avec un peu de talent et beaucoup de travail, vous écrirez mieux.
GR : On parle en ce moment d’un regain d’intérêt pour la poésie, comment le percevez-vous ?
Jean Azarel : OK, on parle un peu poésie à France Culture ou à La Grande Librairie. C’est mieux que quand on n’en parlait pas du tout, mais il me semble que la poésie fait encore office de bouche-trou obligé, sans parler du choix des poètes : Rim Battal, Arthur Teboul ou Rupi Kaur, ce n’est pas ma tasse de thé ni mon verre de gnôle, mais ça se vend, tant mieux pour eux. A chacun.e sa Star Ac… Certes, il vaut toujours mieux avoir une belle gueule, connaître du « beau monde », mais le phénomène me semble s’être accentué, car désormais il convient aussi d’avoir subi des horreurs physiques et mentales, c’est plus bankable. Comme m’a dit un éditeur en me refusant un tapuscrit, on veut du « plus croustillant et moins littéraire ». De même que les chanteurs à textes, ceux qui n’avaient pas besoin de lasers et light shows, ont quasi disparu, les poètes « savants » se font rares. Le vocabulaire de la langue française est pourtant d’une incroyable richesse, il ouvre une porte formidable sur l’imaginaire et la création, c’est donc pitié de voir de moins en moins de mots utilisés dans la poésie texto-clip actuelle. Evidemment, quand je dis ça, avec mes70 balais, je suis un vieux dinosaure ringard. Je me souviens d’un échange avec Guillaume Richez sur un réseau social où le selfie et le « moi je » règnent en despotes. Il disait tout content que les chiffres de vente de la poésie avaient largement augmenté sur le premier trimestre de 2023 (ou 2024 ?). Sauf que là-dedans étaient comptés tous les grands classiques au programme des écoles, de Lamartine à Tartempion. Et le mauvais coucheur Azarel de faire remarquer que le chiffre total indiqué équivalait tout juste aux ventes d’un seul exemplaire du dernier Guillaume Musso. La poésie, à l’image (le mot est choisi à dessein) de bien d’autres secteurs, est insuffisamment combattive face aux coups de boutoir de l’ultra libéralisme qui anesthésie sournoisement la pensée. Elle se laisse aussi manipuler comme pour l’affaire Sylvain Tesson au Printemps des Poètes. Pendant qu’on criait au loup contre Tesson (ce qui a gonflé ses ventes), personne ne réagissait à la nomination de madame Dati comme ministre de la culture, laquelle se fout de la poésie, bien trop occupée qu’elle est à détricoter l’audio-visuel public.
GR : Quels sont vos prochains livres à paraître et ceux en cours d’écriture ?
Jean Azarel : Je cherche un éditeur pour ma sorte de bio sur Ari, le fils présumé d’Alain Delon et de la chanteuse Nico, un junkie mort dans des conditions sordides selon les médias, un amoureux de la vie et un poète-artiste méconnu pour moi et toutes celles et ceux dont il a irradié l’existence, comme le montrent les témoignages que j’ai recueilli. Sinon, va sortir à l’automne « Spiritualité, pop, rock et autres résonances », un essai -si je dois donner un qualificatif pour ce livre- qui raconte 47 voyages en musiques et chansons ayant marqué ma vie. Puis début 2026, « Un bouquet d’immortelles », un recueil de poésie sur mes amours, ou du moins mes coups de cœur. Les deux vont paraître à La Rumeur Libre. A part ça, j’ai toujours deux ou trois projets en cours, y compris des commandes de textes, j’ai besoin de passer d’une écriture à l’autre, me dépayser, sans pression du temps, tant pis si je clamse sans avoir fini.