Découvrez l’univers d’Arnaud Rivière Kéraval dans un entretien exclusif pour Souffle inédit. Entre voyages, cinéma et oralité, le poète évoque son rapport à l’errance, à l’écriture et à la scène, et revient sur la genèse de ses recueils.
Arnaud Rivière Kéraval : poésie de l’errance et horizons sans frontières
Entretien conduit par Grégory Rateau
G.R : De la Bretagne à l’Inde, en passant par le Népal, vous semblez ne jamais dissocier la poésie de l’errance, du regard sans cesse renouvelé que vous portez sur les êtres et les choses. Je me trompe ?
Arnaud Rivière Kéraval : Quand à un moment donné de ma vie, l’opportunité d’un grand voyage s’est offerte à moi, j’ai voulu partir pour une destination où je savais que tous mes repères allaient être ébranlés. Je n’ai pas été déçu avec l’Inde qui a fait voler en éclat tous mes acquis et autres certitudes occidentales. Plus qu’un voyage, puisque j’y ai séjourné au long cours, cet épisode a profondément modifié mon regard sur le monde. Déjà, en vivant à l’étranger, on prend du recul sur sa propre société, on comprend mieux l’impact qu’elle a pu avoir en nous façonnant puis on sort de l’ethnocentrisme dominant dans lequel tout occidental a grandi. Et c’est là que l’errance commence : plus vraiment dans la société originelle, ni complétement intégré dans la société d’adoption, on s’engage dans un monde flottant où l’acuité sur les choses est décuplée du fait de ce détachement, où l’on finit par dépasser l’exotisme anecdotique qui tombe comme un paravent. C’est ce que sans doute ma poésie laisse transparaître.
G.R : En lisant Les Paysages ambulants, on pense à des séquences : poèmes courts, poèmes longs, prose poétique… Le découpage est presque cinématographique, on traverse des ambiances. Le cinéma a-t-il été une source d’inspiration avant de devenir un élan dans votre vie réelle, une mise en mouvement ?
Arnaud Rivière Kéraval : Votre évocation du cinéma est tout à fait pertinente. Mon recueil d’ailleurs contient en exergue des citations de deux cinéastes, Jean-Claude Lauzon et Miguel Gomes. Avant de partir, le cinéma a eu en effet une part importante dans ma vie. De Kiarostami qui vous fait passer quarante minutes dans une voiture en totale immersion iranienne, à Wim Wenders et son errance américaine, en passant par Visconti et ses longs travellings de la plage du Lido pour mieux en saisir l’ambiance, l’art cinématographique a été une première ouverture sur le monde avant de me lancer à mon tour sur les chemins de la découverte. Pouvoir vivre enfin mon propre road-movie. Il en découle de cet héritage une volonté certaine d’un montage poétique visant les ruptures et les ambiances contrastées, comme un voyage en bus local chaotique.
G.R : Vous faites également partie du comité de direction de la revue Oupoli, aux côtés de plusieurs de vos camarades. Que vous apporte cet espace, et comment choisissez-vous de publier un poète plutôt qu’un autre ?
Arnaud Rivière Kéraval : Jean-Jacques Brouard et Miguel-Ángel Real, les deux fondateurs de l’Oupoli, l’Ouvroir de Poésie Libre, m’ont chaleureusement invité à rejoindre cette belle aventure poétique en 2022. Depuis nous ont rejoint les poètes Rémy Leboissetier et Laurent Grison. Nous sommes désormais cinq au comité de lecture et de rédaction de la revue. Cette expérience est très enrichissante sur le plan poétique, elle m’ouvre plein d’univers et de sensibilités que nous avons beaucoup de cœur à publier. Nos choix qui sont forcément subjectifs (nous ne nous positionnons pas comme des juges littéraires) s’opèrent sur une certaine qualité d’écriture — l’exigence est de mise— et une vive capacité à nous surprendre. Nous accueillons aussi bien des auteurs confirmés que des poètes débutants. C’est d’ailleurs par ce biais que j’ai été publié une première fois dans la revue.
G.R : À quel moment le poème s’impose-t-il à vous ? Lors de vos déplacements, pendant le voyage, ou bien après coup, sur le chemin du retour à soi ?
Arnaud Rivière Kéraval : Il n’y a pas de mode opératoire défini. Parfois le poème surgit lors du séjour, comme un instantané saisi sur le vif dans un carnet, comme pour ne pas oublier la complexité de l’exaltation qui m’envahit à ce moment-là ; d’autres fois il nécessite une plus grande maturation, parfois quelques années où me reviennent en flash des impressions fortes qui restent ancrées en moi de manière indélébile. C’est le cas du poème « Suresh » dans le recueil qui revient sur un amour indien marquant.
G.R : Vous vous inscrivez dans cette tradition du poète voyageur, moins connue que celle de l’écrivain voyageur. Que permet la poésie aujourd’hui que le récit de voyage n’offre pas, ou alors autrement, par ses propres moyens ?
Arnaud Rivière Kéraval : La poésie du voyage se concentre sur les émotions, les sensations qui nous traversent pendant le périple, elle s’en imprègne comme par capillarité, elle ne va pas du tout sur le terrain informatif et culturel que propose le récit de voyage. De ce fait elle est plus universelle : peu importe la destination, ce qui prévaut c’est la perception de l’errance elle-même et tout ce qu’elle suscite comme effervescence, à l’instar de Cendrars et Larbaud.
G.R : Vous êtes récemment allé lire vos poèmes sur scène dans différents festivals. L’oralité exige-t-elle un réajustement particulier pour transmettre l’émotion de vos textes ?
Arnaud Rivière Kéraval : Lire ses propres textes sur une scène poétique est un exercice spécifique qui diffère grandement de celui du comédien qui s’abrite derrière un auteur. Ici c’est une véritable mise à nu qui s’avère être au début assez déstabilisante. Mes poèmes travaillent déjà sur l’oralité : lors du travail d’écriture et d’affinage (voire d’élagage), je les déclame à l’envi comme pouvait le faire Flaubert dans son gueuloir, pour mieux en repérer les anicroches. Un réajustement conséquent n’est donc pas nécessaire. Mais en les lisant en public, il s’agit de trouver un juste équilibre entre transmettre une émotion et ne pas se laisser trop submerger par elle au risque de perdre son auditoire qui s’en sentirait légitimement exclu tant elle est intime. J’ai fait du théâtre donc je peux profiter d’une certaine aisance à m’adresser à un public mais là je découvre cet exercice nouveau pour moi et je progresse à mon rythme au fil des rencontres scéniques. Le prochain rendez-vous aura d’ailleurs lieu au Festival de la Parole Poétique Sémaphore en mars prochain à Moëlan-sur-Mer.
G.R : Les performeurs sont nombreux aujourd’hui, ils se produisent partout. Quelle place reste-t-il, selon vous, pour une poésie plus intériorisée, qui continue de sourdre des tripes ?
Arnaud Rivière Kéraval : Il est vrai que la poésie peut se rencontrer dans l’oralité, les performeurs et diseurs de poèmes ont alors toute leur place. Et c’est un plaisir notamment d’écouter Laurence Vielle ou Bruno Geneste qui savent si bien mettre en bouche leurs mots qui percutent notre attention exacerbée dans une transe poétique. Et puis il y a l’alcôve, l’intimité du livre où l’auteur s’efface derrière ses vers, et c’est tout aussi troublant et même émouvant car ils traversent les années, les siècles. C’est ainsi que j’ai rencontré Cavafis et Sénac, on entre dans une relation privilégiée, leurs poèmes continuent au fil du temps d’avoir une forte puissance évocatrice et la page que je tourne me donne l’impression d’être leur interlocuteur exclusif. Un lecteur récemment m’a fait part via les réseaux sociaux qu’un des poèmes de mon recueil allait longtemps résonner en lui. Il ne connaît rien de moi, ni la présence, ni la voix, pas même le physique. Seuls comme des grands mes mots ont voyagé et l’ont atteint. De quoi renforcer l’aspiration du poète.
G.R : Vous avez peu publié. Est-ce un choix, un rythme qui vous est propre, une forme de retenue, une maturation plus longue ? Avez-vous un nouveau livre à annoncer peut-être ?
Arnaud Rivière Kéraval : J’écris depuis de nombreuses années mais j’ai connu aussi une longue période d’abstinence à tel point que j’ai cru que mon élan poétique avait été seulement le fruit de la fougue de la jeunesse. Et puis sans crier gare, la verve est revenue… Jusqu’alors, je n’avais pas fait la démarche de publier mes textes, n’arrivant pas à surmonter les affres de les voir graver dans le marbre sans pouvoir revenir dessus. Sous l’impulsion d’un ami comédien, j’ai sauté le pas et commencé à les diffuser dans diverses revues poétiques jusqu’à la parution de mon premier recueil en 2023. Quand je vous disais que j’écris depuis longtemps, les premiers poèmes y figurant ont maintenant presque 30 ans ! Depuis, me consacrant à l’activité poétique de manière plus assidue, j’ai gagné en confiance dans mon écriture, j’ai appris à écourter les périodes interminables de maturation du texte qui finissaient par être peu fructueuses et je me nourris comme toujours de fulgurances glanées au fil de mes vagabondages, au détour d’un chemin, d’une forêt ou même d’un simple couloir. Je reste « un petit producteur local » mais je publie régulièrement dans de nombreuses revues comme Arpa, À l’Index ou La Vie multiple et mon deuxième recueil est désormais achevé, actuellement en quête d’éditeur. L’avenir nous dira la suite…