Symbole d’une Tunisie mélodieuse et ouverte sur le monde, Hédi Jouini a marqué le XXe siècle par une œuvre foisonnante, entre malouf, chanson populaire et influences andalouses. Il a composé plus de mille chansons qui continuent d’animer les mémoires et les scènes. Son parcours incarne l’évolution d’une culture musicale en plein essor.
Hédi Jouini, entre tradition et modernité musicale
Par Monia Boulila
Mohamed Hédi Ben Abdessalem Ben Ahmed Ben Hassine, né à Tunis le 1er novembre 1909, dans le quartier de Bab Jédid, grandit dans une atmosphère où la musique religieuse et populaire rythme la vie quotidienne. Son enfance se déroule à Bat’ha Sidi El Mechref, non loin du quartier du Marchad — autrefois habité par la communauté espagnole — où résonnaient chaque soir les airs de flamenco et les sérénades ibériques. Ces sonorités, issues d’un héritage arabo-andalou, marqueront profondément son imaginaire musical.
Très jeune, Jouini quitte l’école sans obtenir son certificat primaire du Collège Sadiki et apprend le travail de l’argent dans un atelier d’artisanat. C’est pourtant la musique, entendue dans les ruelles et les cafés, qui l’attire irrésistiblement. À seize ans, il joue de la mandoline dans une fanfare locale avant de découvrir l’oud auprès de Mouni Jebali, musicien juif tunisien, puis de rejoindre la troupe Arruqi à Bab Souika ainsi que le cercle artistique de Taht Essour, véritable creuset de la scène culturelle tunisienne.
Hédi Jouini, figure centrale de la musique tunisienne
Musicien autodidacte et curieux, Jouini apprend le maniement du oud oriental, des instruments à vent et à cordes au sein de la société En-Nassiria. Il se perfectionne encore à l’Institut Rachidia, où il découvre le solfège auprès du professeur italien Bonora, avant d’y enseigner lui-même le oud aux débutants. Ses premières compositions datent de cette période : parmi elles, Chéri habitec interprétée par Shafia Rachdi, qui révèle déjà une personnalité artistique affirmée.
Ses débuts professionnels prennent véritablement forme en 1938, lorsqu’il intègre la toute nouvelle Radio Tunis. Il y assure chaque semaine un concert en direct, devenant peu à peu une voix familière du pays et un visage de la modernité musicale tunisienne.
Durant les années 1940, Jouini élargit son horizon : il se tourne vers le cinéma, jouant en 1947 dans Le Possédé de Jean Bastia et composant la musique du film La Septième Porte d’André Zwobada, tourné à Tunis. Cette période d’effervescence artistique voit musique, théâtre et image s’enrichir mutuellement.
À partir de la fin des années 1940, Hédi Jouini consolide sa place dans la musique tunisienne. Il s’ouvre à des influences variées — héritage andalou, flamenco, musique populaire du Maghreb — et les intègre dans une approche musicalement modernisée. On se souvient de son passage au Caire en 1950, où il fut salué par les grands noms de la musique égyptienne, et de ses séjours à Paris, témoignant d’une ouverture au monde qui prolongeait son art. Directeur artistique de l’Orchestre de la Radio tunisienne pendant trois décennies, il a profondément marqué la scène musicale de son pays et inspiré bien au-delà des frontières.

Durant cette période, il devient un passeur entre tradition et modernité : ses compositions mêlent instrumentations orientales (oud, qanûn, violons) et parfois des arrangements inspirés de l’Occident. Ses chansons parlent d’amour, de nostalgie, de la femme, de la vie tunisienne. Il reçoit en 1966 le grade d’Officier de l’Ordre de la République par le président Habib Bourguiba, reconnaissance officielle de son rôle dans le patrimoine culturel tunisien.
Dans les années 70 et 80, Jouini reste actif, bien que la scène musicale évolue rapidement autour de lui. Il continue de composer et d’enregistrer de nouvelles chansons, tout en étant un repère pour les générations qui arrivent. Il est décoré de nouveau en 1982 pour l’ensemble de sa carrière. En 1986, Hédi Jouini compose sa dernière chanson, Masbarnech. L’année suivante, il se produit une ultime fois sur la scène du Festival de Carthage. Il meurt en 1990, laissant derrière lui un héritage musical colossal.
Sur l’ensemble de sa carrière, Hédi Jouini compose près de 1 070 chansons et 56 opérettes. Son style s’enracine dans la tradition arabo-andalouse, qu’il adapte avec une sensibilité tunisienne, tout en y ajoutant des rythmes populaires et des accents modernes. Il manie les modes classiques (maqâm), joue sur les tempos, alterne entre muwashshah, chanson narrative, opérette et chanson populaire. Parmi ses titres les plus connus figurent Samra ya Samra, Tah tel Yassmina, Hobbi Yetbadel Yetjadded. Sa voix, grave, chaleureuse et nuancée, traverse les générations et rend accessible une musique enracinée.
Sur le plan personnel, Hédi Jouini partage sa vie avec Ninette, de confession juive, de vingt ans sa cadette. Leur union, sans mariage officialisé, donne naissance à six enfants. Cette histoire familiale singulière, dans le contexte tunisien de l’époque, témoigne d’un mélange et d’une complexité qui se reflètent encore aujourd’hui dans la mémoire du maître.
En 2017, sa petite-fille Claire Belhassine réalise le documentaire Papa Hédi – The Man Behind the Microphone. À travers une enquête intime, elle retrace la vie de son grand-père, qu’elle découvre presque par hasard en entendant sa voix à la radio lors d’un séjour en Tunisie. Le film dévoile un double portrait : celui de l’artiste adulé, compositeur prolifique et figure de la chanson modernisée, et celui d’un homme plus complexe, parfois dur avec sa famille, tiraillé entre rigueur, modernité et exigence artistique. Les entretiens avec ses enfants, les images familiales et les archives inédites montrent les tensions, les silences et la force de la mémoire. Le documentaire explore la transmission et la réconciliation, et a été présenté dans plusieurs festivals internationaux — à Dubaï, Stockholm, Paris et Tunis — salué pour sa justesse et sa valeur mémorielle.
Depuis sa disparition, sa musique n’a cessé d’être honorée. En Tunisie comme à l’étranger, plusieurs hommages rappellent la force de son héritage. En 2008, un timbre à son effigie est émis dans la série Personnages Célèbres Tunisiens. L’année suivante, l’Institut du monde arabe à Paris lui rend hommage à l’occasion du centenaire de sa naissance. Ces gestes de mémoire rappellent combien son œuvre reste vivante et traversent le temps.
Hédi Jouini demeure une figure toujours vivante dans la mémoire tunisienne. Profondément ancré dans la culture du pays, il n’a jamais cessé d’ouvrir ses horizons, d’explorer de nouveaux rythmes et de renouveler les formes sans en trahir l’âme. Ses chansons, populaires et universelles, continuent de circuler, d’être chantées et réinterprétées, comme un patrimoine vivant rappelant que la musique, lorsqu’elle touche au cœur de la vie, ne connaît ni fin ni oubli.
Bibliographie
- Hédi Jouini – Wikipédia
- Music in Tunisia: From Malouf to Modern Tunes
- Zoom sur la musique tunisienne traditionnelle : Un patrimoine multiculturel
- Papa Hédi – The Man Behind the Microphone (2017) Documentaire réalisé par Claire Belhassine, petit-fille de Hédi Jouini, qui explore la vie et l’héritage de l’artiste tunisien.




