Figure incontournable du théâtre tunisien, Taoufik Jebali déploie une parole libre, guidée par l’exigence et la lucidité.
Taoufik Jebali : entre scène et pensée, le théâtre comme nécessité
Entretien conduit par Monia Boulila
Artiste tunisien engagé, Taoufik Jebali a forgé son parcours en défiant les conventions et les cadres établis. Comédien, metteur en scène, dramaturge et scénariste, il n’a jamais envisagé la création comme une carrière, mais comme une nécessité vitale, un espace de confrontation avec le monde et avec soi-même. Fondateur d’El Teatro en 1987, il a signé plus de quarante créations, souvent ouvertes, mouvantes, refusant toute forme de fixité ou de confort esthétique.
Fidèle à une indépendance farouche, Jebali s’est toujours tenu à distance des logiques d’institutionnalisation, privilégiant une pratique fondée sur la durée, la continuité et la responsabilité individuelle.
Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres (France, 2009), Taoufik Jebali demeure avant tout un homme de pensée et d’expérience.

M.B : Que représente le théâtre dans votre vie ?
Taoufik Jebali : Le théâtre n’est pas un métier que j’ai choisi, mais une forme de vie que je n’ai pas pu éviter. Si j’avais trouvé une manière plus juste, plus intense ou plus lucide de vivre le monde, je l’aurais empruntée sans hésiter. Le théâtre s’est imposé à moi comme un espace de survie, de confrontation et de mise à l’épreuve de l’existence.
M.B : Entre le début de votre parcours et aujourd’hui, qu’est-ce qui a changé dans ce qui vous inspire, et qu’est-ce qui demeure intact ?
Taoufik Jebali : Les sources d’inspiration n’ont pas fondamentalement changé. Ce qui continue de m’habiter, c’est l’être humain : dans ses contradictions, ses égarements, sa violence, sa bêtise parfois, mais aussi dans la nécessité de sonder ses profondeurs. Ce regard s’est élargi avec le temps : il part de l’intime, de notre maison commune, pour s’étendre à ce qui dépasse les frontières culturelles, sociales ou géographiques.
M.B : Comment abordez-vous le travail d’écriture, que ce soit pour vos pièces de théâtre ou pour les scénarios de films sur lesquels vous avez travaillé ?
Taoufik Jebali : L’écriture est pour moi une forme de chimie dont j’ignore les règles. Elle n’obéit ni à une technique, ni à un savoir-faire reproductible. Elle procède d’accumulations, de strates émotionnelles, de tensions intérieures. Souvent, l’inconscient y est plus juste que la planification ou la pensée prémâchée. Écrire, c’est accepter de ne pas tout maîtriser.
M.B : Pourquoi vos pièces restent-elles ouvertes, en mouvement, plutôt que figées dans une forme définitive ?
Taoufik Jebali : Parce que le théâtre est un art vivant. Il se transforme et se colore comme la vie elle-même. Il y a des constantes, bien sûr, mais aussi ce qui se modifie selon l’état du monde, selon l’humeur partagée entre les acteurs et le public. Une œuvre figée me semble contraire à la nature même du théâtre.
M.B : Quelle place occupe le rire dans votre théâtre ?
Taoufik Jebali : Le rire est une ruse. Un appât. Il séduit le spectateur paresseux, passif, celui qui attend du théâtre qu’il le divertisse sans le déranger. Je l’utilise comme un cheval de Troie : derrière le rire, il y a toujours autre chose qui dérange, qui fissure, qui accuse.
M.B : En quoi El Teatro, que vous avez fondé, a-t-il permis de penser le théâtre autrement ?
Taoufik Jebali : C’est presque une évidence : la stabilité est une condition essentielle de ce travail. Il n’y a pas d’expérience sans continuité, et pas de continuité sans témoins. El Teatro a permis cette durée, cette mémoire vivante, cette transmission directe entre ceux qui font et ceux qui regardent.
M.B : Votre livre Lasto El Merahi El Mounesseb (Je ne suis pas l’homme de théâtre qu’il faut), publié récemment chez Sud éditions, marque un temps de réflexion : qu’est-ce qui a rendu ce moment nécessaire pour prendre la parole par l’écriture ?
Taoufik Jebali : La pauvreté de la bibliothèque théâtrale m’a poussé à écrire. Par urgence. Comme un exercice de pensée, avant tout. Et si ce livre permet aussi de lever certaines confusions, de dissiper quelques malentendus autour de mon parcours ou de ma position, tant mieux.
M.B : Votre expérience théâtrale fait aujourd’hui l’objet de recherches universitaires et de thèses : comment percevez-vous ce regard académique posé sur une pratique que vous avez toujours revendiquée comme vivante et expérimentale ?
Taoufik Jebali : Je m’y intéresse chaque fois que ces travaux me parviennent. Ils restent, pour la plupart, des lectures académiques aux références classiques, même lorsqu’elles sont bienveillantes ou positives. Elles sont néanmoins nécessaires. Mais j’encourage surtout les praticiens du théâtre à parler eux-mêmes de leur travail, à produire leur propre pensée.
M.B : Quelle place la musique occupe-t-elle dans votre vie et votre création ?
Taoufik Jebali : J’écoute de la musique de toutes origines. Je n’aime ni la chanson ni la musique tunisiennes, que je trouve globalement insipides, sans âme, souvent vulgaires, à de rares exceptions près : Dhafer Youssef, Karim Thlibi, et quelques autres. En revanche, une jeunesse musicale audacieuse émerge en Palestine, en Syrie, en Égypte, en Jordanie : une musique vivante, contemporaine, qui ne singe ni l’Orient ni l’Occident, comme on le fait trop souvent chez nous.
M.B : Quel regard portez-vous aujourd’hui sur l’évolution du théâtre tunisien et sur la vie culturelle en Tunisie ?
Taoufik Jebali : Le théâtre tunisien, dans son ensemble, m’intéresse peu. Il se répète, s’auto-imite, à l’exception de quelques figures de la génération précédente. Quant à la vie culturelle en général, elle ne me concerne plus vraiment.
M.B : Selon vous, que faudrait-il repenser ou inventer pour rendre l’art plus accessible aux jeunes et ouvrir la voie à une véritable dynamique culturelle nouvelle ?
Taoufik Jebali : Celui qui a une pierre la jette. Se réfugier derrière des solutions miracles relève de la paresse ou de la résignation. Rien ne changera sans volonté individuelle, sans persévérance, sans obstination. Les dynamiques naissent toujours de trajectoires personnelles assumées.
M.B : Quels sont les projets sur lesquels vous travaillez aujourd’hui ou que vous souhaitez développer prochainement ?
Taoufik Jebali : Je n’entreprends désormais un projet que par nécessité absolue. Comme un radeau de sauvetage. Je suis habité par le désir du retrait, surtout lorsque je questionne la notion même d’utilité, dans un environnement psychologiquement instable.
M.B : Avez-vous le sentiment d’avoir accompli votre rêve le plus cher, ou reste-t-il encore quelque chose d’essentiel à explorer ?
Taoufik Jebali : J’ai surtout le sentiment d’avoir perdu beaucoup de temps dans des futilités, dans ce qui ne me concernait pas vraiment. C’est peut-être cela, aujourd’hui, la lucidité.
M.B : Je vous remercie, cher Monsieur Jebali, pour la confiance accordée et la justesse de vos paroles.




