Poète prolétarien engagé, Gérard Lemaire (1942-2016) a bâti une œuvre marquée par la révolte sociale et l’humanisme.
La poésie de Gérard Lemaire, écrite bien avant la guerre de Gaza de 2023, résonne pourtant avec une intensité troublante face aux drames contemporains. Né en 1942 à Saint-Quentin dans une famille ouvrière, ouvrier lui-même, voyageur sans le sou, militant au Parti communiste dans les années 60, Lemaire n’a jamais cessé d’écrire pour dénoncer les violences sociales et politiques de son temps. Ses poèmes, profondément ancrés dans la condition humaine, portent la rage des peuples opprimés, la compassion des anonymes, la colère muette des victimes. Qu’il s’agisse de Gaza ou de toute autre guerre, sa parole garde intacte sa force prophétique.
La poésie de Gérard Lemaire, une voix intemporelle contre toutes les guerres : Le cri d’un poète pour Gaza et pour la Palestine

Le silence
Le silence
Recouvre ceux qui tombent
À Gaza
Surtout là à Rafah
En Cisjordanie
Et à Gaza toujours
Il n’y a plus rien à exprimer
Mais la vérité s’éteint un peu plus
Dans les corps qui tombent
Un peu plus suppliciés
Les balles les bombes
Éclatent déjà sur nos oreilles
Nos tympans n’en peuvent plus d’écouter
On nous enfonce un peu plus dans la monotone
impuissance
Mais d’autres peuvent agir
Ceux qui parlent les premiers partout
Sur les ondes et dans les librairies
Ils ont trahi la parole de l’œuvre
Le monde peut rouler toujours un peu plus loin
dans le feu
Dans les balles et les bombes
Sur les tombes
Sur les enfants
Il faut encore tuer pour mourir
Gérard Lemaire 2003
Cher Palestinien
Je ne veux pas que tu tombes
Ce bruit de corps…
Ce corps dans la poussière
Ne fais pas cela mon ami
Garde-toi
O garde-toi vivant même sans personne
sur le bord de cette route
Tu n’es pas seul à attendre qu’une forme
humaine
Une seule se lève quelque part
Une seule ou plusieurs ou tout un pays
bien sûr
Tu n’es pas seul à attendre un vrai geste
d’un Autre
Que seulement même une main une main vraie
essuie ton front
Je sais que je n’ai rien à te donner
Que cette rage devant le sort que l’on
t’inflige
Et ces mouvements – ces misérables paroles
lancées à tous les vents
Parce que les boîtes aux lettres se ferment
Parce que
Celui qui subsiste dans cette horreur
quotidienne et la dévoile
Devient une cible offerte
Puis-je ainsi aller vers toi et te comprendre
ô Palestinien…
Gérard Lemaire 2003
Palestine
Pourquoi oser
Et le faut-il
Cette armée qui massacre
Est démunie de tout droit légitime
Ce peuple persécuté
Est devenu un peuple comme les autres
Par les massacres qu’il a perpétrés
Comme un examen de passage
mais il a tué un peu plus
L’humanité toute entière dans son espoir
Les cadavres en tas
Ne délivrent aucune nation
Ils enferment les peuples
-ans la spirale sans fin
De l’Horreur
Pourquoi encore parler
Faut-il oser ?
Le creux de toute parole
Dans un tel monde
Gérard Lemaire 2003
L’enfant cible
Ils tuent prioritairement les gosses
Les adultes ont la silhouette trop large
Trop inerte
Aucune distinction de ce côté-là
Les adultes humilient les tireurs en quelque
sorte
L’enfant est un gibier beaucoup plus exaltant
Il court beaucoup plus vite
Il peut sauter en l’air
Il vibre de toutes les façons
Une armée fort éprise de sa dignité historique
Tue
Abat l’enfant sans états d’âme
Tout état d’âme est néfaste
C’est une geôle absolue
Un authentique soldat doit avoir la conscience
libre
Et choisir une cible la plus vivante la
plus attrayante la plus performante
L’enfant-roi de la société occidentale
trouve là sa vérité
Ces chutes ces images inversées révèlent
l’état de ces déclarations enflammées
Sur une sacralité de l’enfant
Ainsi qu’une peluche de mode
Gérard Lemaire 2004
Sur la longue muraille
Les oliviers arrachés et les morts
Les larmes des mères
Les fontaines mourantes dans les éboulis de rochers
Les cadavres sur les épaules des hommes
La mer en deuil
Les ruines
Les champs sans personne
Les nuits de feu
Les ciels en flammes et les brasiers par terre
Les appels
Les glacis des camps
La fumée qui empoisonne les jasmins
Les terrasses et les sacs de sable
Les enfants emportés
Les hurlements et les tanks
La protestation des mouettes
Les funérailles et les foules
La tentation de partir et les suicides
Le voile blanc des martyrs
Les barbelés les murs de honte les frontières
Les barrières et les pieux Les soldats dans les miradors
Les dunes
La langue pour les autres mondes
La sécheresse du sol
La sécheresse du verbe
La sécheresse des retours
Le non-dit qui se perd dans la violence
Le poète en tombe
Le lever du soleil chaque jour avec cette majesté
La rumeur moite et les blessures pour toujours
Le silence sur les fins
Le bêlement d’un mouton parmi les trous remplis d’eau
Gérard Lemaire 2004
Toi le prisonnier
Je voudrais que les murs d’injustice
Viennent s’effondrer à tes pieds un jour
Toi l’homme de Gaza
Je te cherche dans mon cachot sans air
Toi et tes morts
Chaque jour le monde entier descend
Encore plus bas
Où il n’a jamais atteint
Tes morts brûlent tous les livres
Qui n’ont jamais été sacrés d’ailleurs
Le ventre émet un hurlement débile
Tout l’être humain est soudain plus révélé
Dans sa perte
Dans son misérable sang
Dans une conscience qui ne répond pas
Si méprisée dans son anéantissement
Gérard Lemaire 2004