« L’Enfer » : l’extraordinaire adaptation en BD du film inachevé d’Henri-Georges Clouzot
Nicolas Badout, bédéiste lyonnais de 33 ans, réalise un tour de force avec sa première bande dessinée L’Enfer, publiée chez Sarbacane. Adaptant le film inachevé d’Henri-Georges Clouzot, il restitue avec une précision remarquable l’intensité et l’audace visuelle du projet initial, qui mettait en scène Romy Schneider et Serge Reggiani.
Un film mythique, un projet inabouti
En 1964, Henri-Georges Clouzot, fort du succès de La Vérité (1960), entreprend de réaliser L’Enfer, un film ambitieux explorant la jalousie maladive d’un homme envers son épouse. Marcel et Odette, jeunes mariés, tiennent un hôtel au pied du viaduc de Garabit, dans le Cantal. La suspicion s’immisce insidieusement dans l’esprit de Marcel, transformant son amour en obsession paranoïaque. Victime d’hallucinations auditives et visuelles, il sombre peu à peu dans la folie.
Clouzot conçoit une mise en scène expérimentale : le réel en noir et blanc, les visions de Marcel en couleurs saturées et psychédéliques, influencées par l’art cinétique de Vasarely. Malgré des moyens illimités et une préparation minutieuse, le tournage vire au chaos : perfectionnisme excessif, tensions sur le plateau, épuisement des acteurs, jusqu’à l’infarctus de Clouzot qui scelle l’abandon du projet.
Un travail de réinvention fidèle et minutieux
Fasciné par le documentaire L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot (2010), Nicolas Badout découvre l’univers du cinéaste et décide de ressusciter son film sous forme de roman graphique. Il ne s’agit pas d’une simple retranscription, mais d’un véritable travail d’archéologie filmique.
Après avoir obtenu les droits de la succession Clouzot, Badout accède à des documents précieux : scénario, notes manuscrites, storyboards et transcriptions des dialogues. Son objectif : coller au plus près du film tel qu’il aurait été tourné, tout en intégrant les évolutions de Clouzot jusqu’à l’arrêt du projet. Il se rend sur les lieux du tournage dans le Cantal, visite l’hôtel, le village de Murat, et reconstitue numériquement les décors pour plus d’authenticité.
Une esthétique puissante et immersive
Graphiquement, L’Enfer est une réussite totale. Badout adopte un trait en clair-obscur, jouant sur les contrastes et les textures, fidèle à l’esthétique voulue par Clouzot. Son noir et blanc expressif souligne la tension psychologique, tandis que les scènes hallucinatoires explosent en jeux de formes et de couleurs hypnotiques.
L’adaptation ne se limite pas à l’aspect visuel. La narration, fluide et immersive, restitue parfaitement la descente aux enfers de Marcel. Les dialogues, soigneusement retravaillés à partir des documents d’archives, donnent une authenticité rare à cette adaptation.
Un hommage réussi à un cinéma disparu
Avec L’Enfer, Nicolas Badout ne se contente pas de faire revivre un film perdu. Il rend hommage à une vision du cinéma audacieuse et avant-gardiste, tout en inscrivant son travail dans la continuité du maître du Salaire de la peur et du Corbeau. En offrant une seconde vie à l’œuvre inachevée de Clouzot, il signe l’une des plus belles bandes dessinées de ces dernières années.
