“L’Île des Faisans” d’Asier Urbieta, un thriller saisissant qui explore les tensions d’une frontière où le drame humain se heurte aux rouages politiques
Et si la frontière tuait en silence ?
Il y a des lieux qui, à force d’exister entre deux mondes, deviennent des nœuds de tension, des confins de l’invisible. L’Île des Faisans, minuscule bande de terre flottant entre la France et l’Espagne sur la Bidassoa, en est un. Asier Urbieta, cinéaste basque à la plume politique affûtée, en fait le théâtre d’un thriller contemporain bouleversant, ancré dans l’urgence de notre époque : L’Île des Faisans, en salles le 23 avril, est une plongée au cœur d’un drame humain occulté par l’opacité des frontières.
Une fiction qui répare la mémoire des disparus
Le film s’ouvre comme un polar, sur la découverte d’un cadavre sans nom échoué sur cette île bicéphale, administrée six mois par la France, six mois par l’Espagne. Débute alors une enquête où personne ne veut vraiment savoir. À qui revient la responsabilité d’un mort sans papiers ? À quel État incombe le devoir d’identification ? En refusant de trancher, les autorités laissent l’humanité s’évaporer.
Face à ce silence, deux femmes — Laida, jeune habitante de la frontière, et Tania, militante désabusée — refusent d’abandonner. Elles entreprennent de nommer ce corps, de comprendre ce qui s’est joué. Ce duo féminin, sobrement interprété par Jone Laspiur (d’une intensité rare) et Itziar Ituño (la matriarche de La Casa de Papel), porte le récit avec une humanité brute, débarrassée de pathos mais riche de révolte contenue.
Un thriller politique au souffle documentaire
Urbieta ne cherche pas l’effet de style : il filme la frontière comme un gouffre administratif, une fiction légale où les États s’échangent le pouvoir comme une formalité, pendant que les morts s’accumulent en silence. Sa mise en scène, épurée, laisse respirer les paysages brumeux de la Bidassoa, tout en instaurant une tension sourde — presque kafkaïenne — autour de l’impossibilité de justice.
La photographie est soignée, presque crépusculaire. La bande-son, discrète, soutient le malaise sans jamais le forcer. Et surtout, le réalisateur évite l’écueil de l’indignation stérile : il montre sans asséner, interroge sans moraliser.
Car L’Île des Faisans ne se contente pas de dénoncer. Il met en lumière une réalité glaçante : entre 2021 et 2024, au moins neuf migrants sont morts en tentant de traverser cette rivière. Noyés, écrasés par un train, disparus dans l’indifférence. Urbieta s’en empare avec pudeur, pour en faire une fiction politique aux résonances universelles.
Une frontière comme métaphore de nos contradictions
Au fil du récit, c’est aussi une fracture intime qui se dessine : celle de Laida et Sambou, son compagnon, confrontés à leurs propres paradoxes. Lui, migrant régularisé, préfère le silence ; elle, basque née ici, veut comprendre. Le film évite là encore les caricatures. Il montre l’ambiguïté des positions, l’épuisement moral de ceux qui, à défaut d’être complices, deviennent spectateurs.
La force de L’Île des Faisans est d’inscrire son suspense dans une réalité terriblement concrète. En faisant de cette île méconnue un personnage à part entière — territoire hors-du-monde et pourtant si symbolique —, Urbieta interroge une Europe qui délègue, repousse, évacue ses responsabilités. Sa caméra ausculte les rouages d’un système où le politique sert à diluer la faute, et où l’humain disparaît derrière les procédures.
Un premier long-métrage à la portée internationale
Après Altsasu ou Pim Pam Pun, Asier Urbieta confirme avec ce premier long-métrage de fiction son talent pour rendre audible ce que la société préfère taire. Sélectionné à Göteborg, Málaga, Barcelone ou encore Saint-Sébastien, L’Île des Faisans séduit par son exigence formelle et son ambition morale. Il s’inscrit dans une tradition du thriller social à la Ken Loach ou à la Costa-Gavras, sans jamais perdre sa voix propre.
Co-produit par La Fidèle Production, Arcadia Motion Pictures (As Bestas) et Tentazioa, le film conjugue les forces du cinéma basque et d’un regard européen. Mais au fond, L’Île des Faisans dépasse les identités nationales : c’est un film pour tous ceux qui pensent que l’art peut — et doit — nommer les invisibles.