La danse orientale égyptienne : d’un rite ancien à un art vivant

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Tahiya Carioca avec ballet - Photo : ΕμμανΑγγε / Wikimédia

Née des rituels antiques et nourrie des musiques populaires du Nil, la danse orientale égyptienne a façonné l’imaginaire du monde arabe et inspiré des générations d’artistes. Derrière son éclat scénique se cache une histoire complexe, faite de transmission, de marginalisation et de renaissance.

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La danse orientale : des rituels antiques au monde contemporain

L’histoire d’un art de liberté et de mémoire

Par Monia Boulila

Racines anciennes : entre rite et mouvement

Les origines de la danse orientale — raqs sharqi en arabe — se perdent dans les méandres du temps. Bien avant d’être un art de scène, elle fut un langage du corps lié aux cycles de la vie. Dans les communautés rurales d’Égypte et du Proche-Orient, les femmes dansaient pour célébrer les naissances, les récoltes, les unions. Ces danses accompagnaient la vie quotidienne, soutenant à la fois la joie et la continuité.

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Certains historiens évoquent une fonction rituelle plus ancienne, héritée des pratiques symboliques de la fertilité. Les mouvements du bassin et des hanches servaient à renforcer la souplesse et à préparer le corps à l’accouchement, liant danse et maternité. Ce lien entre danse et maternité conférait au geste une portée sacrée : danser, c’était honorer la vie, la terre et le corps féminin.

La danse orientale egyptienne
Danseuse du ventre égyptienne du Souvenir du Caire 1862 -Wikimédia

Les influences sont multiples et souvent entremêlées. On retrouve des traces de danses similaires dans l’Égypte pharaonique, les traditions nubiennes et bédouines, ainsi que dans les cultures indiennes et persanes.
Certaines danses populaires égyptiennes ont été influencées par les Ghawazi, danseuses nomades originaires du Nord de l’Afrique ou de l’Inde, qui ont contribué à la diffusion des gestes et rythmes traditionnels dans les villages et les villes.

La danse orientale égyptienne
La danse du ventre au Caire 1889 – Photo : Fondo Antiguo de la Biblioteca de la Universidad de Séville / Wikimédia

Mais ces filiations restent difficiles à établir avec certitude : la danse orientale est d’abord une mémoire collective, transmise oralement et sans écriture.
Au fil des siècles, elle s’enracine dans la culture populaire. Dans les villages, lors des fêtes ou des cérémonies de mariage, les femmes dansent en cercle, sur le rythme du tabla et du mizmar. Ces gestes spontanés deviennent une forme d’expression libre, à la fois intime et communautaire.

À la fin du XIXᵉ siècle, dans les grandes villes comme Le Caire et Alexandrie, la danse quitte les espaces domestiques pour gagner les cafés et les cabarets. Cette mutation marque la naissance du raqs sharqi moderne : un art scénique où le corps s’expose au regard, sans renier sa mémoire.

Le costume, miroir de la société

Longtemps, la danse orientale s’exprimait dans des vêtements du quotidien : robes amples, ceintures de tissu, bijoux discrets. Le corps n’était pas exhibé, mais suggéré par le mouvement.
Avec l’essor des cabarets et du cinéma, le costume devient un langage à part entière. Sous l’influence de Badia Masabni dans les années 1920, les danseuses adoptent des tenues inspirées à la fois des traditions locales et des spectacles occidentaux : soutien-gorge orné de perles, jupe fendue, voile léger.
Chaque génération y apporte sa nuance : Tahiya Carioca joue sur l’élégance et la précision, Samia Gamal fait danser le voile comme un prolongement du corps, tandis que les artistes des décennies suivantes ajoutent broderies, strass et transparences.
Ainsi, la tenue de scène reflète les mutations du regard porté sur la femme et sur l’art : entre pudeur et liberté, enracinement et modernité.

Les pionnières de la modernité : Shafiqa, Bamba et Badia

À la fin du XIXᵉ siècle, l’Égypte connaît une transformation culturelle majeure. Shafiqa al-Qibtiyya (شفيقة القبطية), figure libre et tragique, marque l’imaginaire du Caire par sa danse expressive et son destin romanesque. Après elle, Bamba Kashar (بَمْبَة كَشَّر) impose un style plus populaire, incarnant la vitalité des quartiers cairotes.

La danse orientale égyptienne
Shafiqa al-Qibtiyya (La seule photo de la danseuse) – Archives des médias égyptiens / Wikimédia

Mais c’est Badia Masabni (بديعة مصابني) qui change le destin de la danse orientale. D’origine libanaise, elle fonde dans les années 1920 un cabaret inspiré des music-halls européens. Elle y associe orchestres modernes, chorégraphies structurées et mise en scène lumineuse. C’est là que naissent les futures icônes de l’âge d’or : Tahiya Carioca, Samia Gamal, Naima Akef.

Badi’a Massabni dans sa robe de mariée le 11 septembre 1924

L’âge d’or : la danse entre scène et écran

Des années 1930 aux années 1980, la danse orientale devient un symbole du raffinement égyptien et un langage artistique reconnu à travers le monde arabe.

Si Tahiya Carioca utilisa parfois le voile dans ses numéros, c’est Samia Gamal qui en fit un véritable prolongement du corps. Sous ses mains, le tissu devint mouvement, respiration, lumière — une signature esthétique qui allait marquer durablement l’imaginaire de la danse orientale.

Tahiya Carioca (تحية كاريوكا, 1925‑1999) incarne l’élégance et la force du geste maîtrisé. Formée dès l’adolescence à la scène du cabaret et au théâtre, elle relie la danse à une conscience nationale et politique, faisant de chaque mouvement une expression de rigueur et de présence. Son style allie précision, expressivité et assurance, et elle demeure une référence pour les générations suivantes.

Samia Gamal (سامية جمال, 1924‑1994), formée dans la troupe de Badia Masabni, introduit la fluidité et les voiles dans la danse orientale. Sa gestuelle cinématographique, à la fois légère et précise, transforme le raqs sharqi en langage universel. Elle contribue à faire entrer la danse dans le cinéma égyptien et à en diffuser l’image bien au-delà des frontières.

Naima Akef (نعيمة عاكف, 1923‑1966), gymnaste et actrice, unit virtuosité et légèreté dans ses performances. Son style combine la force acrobatique à une grâce naturelle, donnant à la danse orientale une dimension spectaculaire et théâtrale. Sa carrière dans le cabaret et le cinéma participe à l’essor de la danse en tant qu’art du mouvement.

Autour de ces figures centrales gravitent Beba Ezzedine, Nabawiya Mustafa, Galila, et d’autres artistes moins connues mais essentielles à l’évolution du style. Elles enrichissent la palette de gestes et de rythmes, contribuant à la diversité et à la sophistication de la danse orientale pendant cette période.

Najwa Fouad (نجوى فؤاد, 1939‑) occupe une place charnière dans la transition vers la modernité. Entre les années 1960 et 1980, elle transforme le spectacle de danse : chorégraphies étudiées, costumes élaborés, mise en scène et éclairage deviennent partie intégrante de la performance. Sur les plateaux de cinéma comme dans les cabarets du Caire, elle impose un style où virtuosité et sensualité se répondent avec équilibre. Ses tournées internationales et ses productions personnelles contribuent à faire du raqs sharqi un art pleinement assumé et contemporain, préparant le terrain pour les générations suivantes.

Najoua Fouad

Le cinéma égyptien, en pleine expansion, immortalise ces artistes. Les films diffusent leur image dans tout le monde arabe et font de la danse un art à part entière, à la fois spectacle, culture et expression individuelle.

Entre héritage et renouveau (1970–1990)

Après les années 1970, la scène de la danse orientale connaît de profondes transformations. La fermeture de certains cabarets, l’essor de la télévision et les évolutions sociales redessinent le paysage artistique. Pourtant, plusieurs danseuses continuent de faire vivre le raqs sharqi. Héritières de l’âge d’or — Fifi Abdou, Sohair Zaki et d’autres artistes contemporaines — elles maintiennent un équilibre subtil entre tradition et innovation, offrant une danse où le corps parle, raconte et conserve l’élan de la mémoire, tout en ouvrant les gestes vers la liberté de demain.

De l’Égypte au monde : diffusion du raqs sharqi (années 1990–aujourd’hui)

Le raqs sharqi se diffuse à partir des années 1990 grâce à des festivals internationaux — Ahlan Wa Sahlan, Nile Group Festival, Cairo Mirage — et attire un public élargi.
Dina Talaat, élève de Raqia Hassan, en devient une figure de proue. Son style libre, parfois controversé, renouvelle le regard sur la danse orientale.
Parallèlement, des artistes étrangères — Aziza of Cairo, Mercedes Nieto, Didem, Sahar Samara, Randa Kamel — contribuent à transformer le raqs sharqi en langage universel.
Dans les écoles du monde entier, on enseigne désormais la richesse des rythmes, des styles et des émotions propres à la danse orientale — un langage corporel où chaque geste répond à une musicalité profonde.

L’Égypte, quant à elle, demeure le cœur battant de cet art. Même si la danse y est parfois contestée, elle continue de témoigner d’une identité culturelle complexe — entre pudeur et expression, mémoire et invention.

Le souffle du corps libre

La danse orientale ne se contente pas de divertir ; elle respire, elle se souvient, elle libère.
Dans chaque mouvement palpite la mémoire d’un peuple et l’élan d’un avenir à inventer.
Portée par les nouvelles générations, elle devient un langage d’émancipation, un art du souffle et de la liberté.

Bibliographie

Buonaventura, Wendy. Serpent of the Nile: Women and Dance in the Arab World. London: Saqi Books, 1983.
Ouvrage de référence sur l’histoire de la danse orientale et son rôle culturel dans le monde arabe.

Van Nieuwkerk, Karin. A Trade Like Any Other: Female Singers and Dancers in Egypt. Austin: University of Texas Press, 1995.
Analyse sociologique sur la place des danseuses et chanteuses dans la société égyptienne moderne.

Shay, Anthony. Choreographic Politics: State Folk Dance Companies, Representation and Power. Middletown: Wesleyan University Press, 2002.
Étude sur les représentations politiques et culturelles de la danse au Moyen-Orient.

Sachs, Curt. Histoire de la danse. Paris: Gallimard, 1938.
Un classique sur les origines et les formes rituelles de la danse dans les civilisations anciennes.

Wikipédia (fr). Danse orientale. 
Consulté pour les repères chronologiques et terminologiques.

Imayane Danses Orientales. Histoire de la danse orientale.

Monia Boulila
Poète tunisienne
Déléguée de la Société des Poètes Français
Photo de couverture @ Wikimédia
Photo denseuse du ventre @ Wikimédia
Photo la danse du ventre @ Wikimédia
Photo Badi’a Massabni@Wikimédia
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Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.
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