« Enfin libres », sous la direction de Jean Birnbaum
Enfin libres, sous la direction de Jean Birnbaum
La liberté en questions, Autour d’Enfin libres ?
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Le Monde / Le Mans
Sous la direction de Jean Birnbaum, essayiste et journaliste qui dirige Le Monde des livres depuis 2011, paraît Enfin libres ?, ouvrage qui reprend certaines contributions au 34e Forum Philo Le Monde/ Le Mans, manifestation tenue du 25 au 27 novembre 2022.
Sont présents dans le présent volume ― paru le 26 octobre 2023 dans la rubrique « Inédit » de la collection Folio/ Essais (n°696) ― Serge Audier, Olivier Boulnois, Sarah Chiche, Jacques Follorou, Thierry Hoquet, Justine Lacroix, Johanna Lenne-Cornuez, Pierre Manent, Jean-Claude Monod, Nicolas Offenstadt, Sabrina Robert-Cuendet, François Sureau et Francis Wolff, ainsi que Catherine Millet et Yasmina Reza à travers un grand entretien mené par Jean Birnbaum.
Dans une présentation, que nous pouvons qualifier de dense, Jean Birnbaum pose clairement les questions et par là même les enjeux de cette entreprise de réflexions aussi plurielles que polyphoniques :
« La liberté n’est pas un idéal abstrait, une hypothèse sublime. Elle commence et elle finit par le corps. Le simple fait d’être incarné m’offre au pouvoir, à tous les pouvoirs qui menacent sans cesse de me considérer comme une chose, de me réduire au rang de moyen, de me domestiquer. La liberté pose donc d’abord la question de la force et de la survie, une question dont la vérité charnelle éclate à chaque soulèvement contre l’oppression. Cette question taraude les femmes et les hommes qui défient le pouvoir dans les rues de Téhéran et sur les campus des universités iraniennes. Ces révoltés montrent que la liberté ne saurait se déployer comme un pur sentiment subjectif : elle exige toujours une pratique. “La liberté, c’est le faire”, disait Jean-Paul Sartre.
En même temps, elle ne peut pas non plus se réduire à une action immédiate, à une spontanéité déchaînée. Pour s’éprouver vraiment, elle doit également être interrogée : douter de sa propre liberté, n’est-ce pas la première forme de la liberté ? Or, cette interrogation demande du temps. Du point de vue de l’action politique comme de la pensée philosophique, non seulement la liberté s’inscrit toujours dans l’histoire, mais elle semble coïncider avec un processus qu’on appelle émancipation. Être libre, serait-ce alors apprendre à être libre, enfin ? »
La pire des tyrannies
C’est à ces questions que les quatorze chapitres d’Enfin libres ? cherchent, non pas à répondre, mais à faire réfléchir. À ce titre, le texte d’ouverture de l’Immortel François Sureau, intitulé « Prendre congé de la liberté », pose d’emblée des questions susceptibles de déranger : « Et de quelle liberté parle-t-on ? La liberté a au moins deux faces, l’une intime, l’autre politique. La première survit même dans le despotisme. Quant à la seconde, à quel moment commence-t-elle d’apparaître, et sous l’influence de qui, le ministre de l’Intérieur qui perquisitionne ou les censeurs privés qui empêchent, motif pris de leurs lubies, qu’on vienne parler dans une université ? La liberté est une étrange chose, qui s’échappe quand on veut la saisir. »
Le propos de François Sureau est d’autant plus puissant qu’il résonne au-delà des frontières franco-françaises et franco-européennes, car il ne limite pas les questions de l’intime et de la politique ou du politique à une représentation manichéenne opposant une chimérique liberté à une servitude aussi inébranlable qu’innommable. Non, même en Europe, sur les bancs des universités et jusque dans les colonnes des publications qui prétendent défendre ladite liberté, une fausse liberté circule et celle-ci est souvent pire que la pire des tyrannies.
Expliquons-nous : pourquoi limiter le contexte du 34e Forum Philo Le Monde/ Le Mans aux événements survenus en Iran ? Que l’on ne se méprenne pas sur notre interrogation qui, dans une perspective typiquement cartésienne, pose des questions en vue d’obtenir des réponses, lesquelles continuellement se transformeront en de nouvelles questions. Pourquoi l’Iran ? Qu’en est-il de l’Iraq qui, jusqu’au début des années 90, comptait des universités des plus développées avec la mixité et la laïcité comme principes fondamentaux ? Quid de certains pétrodollars et autres alliés des grandes démocraties occidentales qui, avec les journalistes les plus critiques ou de simples poètes avides de liberté de parole, usent de la violence la plus excessive ? Nous n’irons pas jusqu’à évoquer la situation actuelle en Palestine avec l’écran de fumée qui pendant des semaines aveugle l’opinion publique mondiale du fait d’un sournois travail de désinformation, de mensonges et surtout de guerre médiatique plus sournoise que les pires bombes utilisées, à l’instar des bombes à fragmentation, du phosphore blanc et autres armes illicites.
Est-ce que ce monde est sérieux ?
Mais, aux yeux de certains, cela serait polémiquer, alors que pour d’autres, héritiers schizophrènes tout à la fois de la Résistance française et de la Guerre d’Algérie, cela relèverait de « l’apologie du terrorisme », laquelle est ou doit être punie par la loi.
« Est-ce que ce monde est sérieux ? », avons-nous besoin de crier, comme dans la chanson de Francis Cabrel, pour ne pas mourir d’étouffement avec la voix nouée par tant de larmes. De même, ne pouvons-nous pas nous demander, au lieu d’Enfin libres ?, s’il n’est pas plus juste de s’interroger : Pourquoi libres, à quoi bon la liberté ? Vraisemblablement, grâce à un subreptice travail de manipulation et de démagogie, le faux est devenu le vrai et le mensonge, la vérité, si bien que toutes les valeurs se trouvent sens dessus dessous. Mais, entretemps, ils tuent…
Par ailleurs, nous voudrions nous attarder sur le texte de François Sureau, dans lequel l’Immortel se réfère à André Gide, qu’il qualifie de « bon maître inattendu » :
« La pensée française, en tout temps de son développement, de son histoire, présente à notre attention un dialogue, un dialogue pathétique et sans cesse repris, un dialogue digne entre tous d’occuper (car, en l’écoutant, l’on y participe) et notre esprit et notre cœur – et j’estime que le jeune esprit soucieux de notre culture et désireux de se laisser instruire par elle, j’estime que cet esprit serait faussé, s’il n’écoutait, ou qu’on ne lui laissât entendre, que l’une des deux voix du dialogue – un dialogue non point entre une droite et une gauche politiques, mais, bien plus profond et vital, entre la tradition séculaire, la soumission aux autorités reconnues, et la libre pensée, l’esprit de doute, d’examen qui travaille à la lente et progressive émancipation de l’individu. » (pp. 37-38)
Ce texte, intitulé « Souvenirs littéraires et problèmes actuels », a été prononcé le 12 avril 1946 à Beyrouth, et non à Bruxelles comme le rapporte M. Sureau. Mais pourquoi cette hésitation entre les deux capitales ? Nous ne faisons que nous interroger, encore et toujours, car chaque fois qu’il y a européocentrisme, il y a problèmes, oui au pluriel, à commencer par cette fâcheuse manie qui consiste à oublier que le nom même d’Europe vient de là, du Liban et du Moyen-Orient.
Or, ce passage d’André Gide, ainsi rapporté par François Sureau, peut à lui seul servir de critique au volume Enfin libres ? Mais, encore une fois, cela n’ôte rien à l’importance des conférences, réflexions, témoignages et dialogues qui y sont réunis. Et c’est la romancière et historienne de l’art, Catherine Millet, qui nous a interpellé par le courage de son propos : « Ce mouvement qu’on est en train de voir passer ― je pense que ça va passer ―, qu’on appelle le néoféminisme et que j’appelle quant à moi l’ultraféminisme, a une méconnaissance profonde de ce que Yasmina évoquait à l’instant, c’est-à-dire la part du mal qu’il y a à l’intérieur de chaque être humain. On apprend évidemment, dans nos contrées supposées civilisées, à la maîtriser, mais en sachant jouer avec. […] Les philosophes que vous avez invités ont certainement dit ça beaucoup mieux que moi, à savoir que la liberté est un processus. On accède à la liberté dans l’arrachement. Quand on parle d’un homme ou d’une femme libre, c’est que lui ou elle s’est arraché au conditionnement social dans lequel il ou elle est né(e). On ne naît pas libre et on n’est jamais complétement libre. On lutte en permanence pour cette liberté. » (pp. 248-250)
Paroles courageuses, paroles à méditer et à mettre en valeur, au moment où la meute, profitant des réseaux sociaux, du chaos et du dérèglement général, croient sévir en toute impunité. Les dérives sont réelles et les dégâts sont à leur image. Enfin libres ?, oui assurément, mais pourquoi libres et à quoi bon la liberté, si c’est pour commettre des crimes ? Souvenons-nous du mot prononcé par Madame Rolland devant la guillotine le 8 novembre 1793, soit il y a 230 ans et un jour, désormais : « Liberté, que de crimes on commet en ton nom ! »