Amal Guermazi invitée de Souffle inédit

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Photo : Khouloud Abdelhedi

Cheffe d’orchestre, violoniste et musicologue, Amal Guermazi raconte son parcours, la création de Mazzika Orchestra et sa vision pour faire dialoguer patrimoine musical arabe et répertoires contemporains sur les grandes scènes internationales.

Amal Guermazi, cheffe d’orchestre au service de la musique arabe

Entretien conduit par Monia Boulila

Amal Guermazi est cheffe d’orchestre, musicologue et violoniste. Cofondatrice et directrice de Mazzika, le premier orchestre arabe d’Europe créé en 2018, elle œuvre à faire dialoguer patrimoine musical et écriture orchestrale contemporaine.

Formée dès l’enfance au conservatoire à Sfax, elle poursuit des études de musicologie à Tunis puis à la Sorbonne, où elle consacre son doctorat aux bandes-son des films de Youssef Chahine. Son parcours l’amène à collaborer avec des institutions internationales, de la Cinémathèque française à Harvard, autour de la transmission et de la transcription des archives musicales arabes.

À la croisée de la recherche et de la scène, Amal Guermazi dirige Mazzika sur des scènes européennes et internationales, avant une première tournée dans le monde arabe en 2025, affirmant une vision exigeante et ouverte de la musique arabe d’hier et d’aujourd’hui.

Amal Guermazi invitée de Souffle inédit
Photo : Khouloud Abdelhedi

Nous avons interviewé Amal Guermazi pour revenir sur son parcours, sa vision et les enjeux qui traversent son travail.

M.B : Vous avez grandi dans une famille mélomane à Sfax et intégré très jeune le conservatoire. Qu’est-ce qui vous a attirée vers le violon et la musicologie ?

Amal Guermazi : J’ai grandi dans une maison où la musique faisait partie de la vie quotidienne. Mes parents avaient fait le conservatoire et étaient de grands mélomanes.
Ma mère me racontait que, dès l’âge de deux ans, je lui disais : « Quand je serai grande, je serai violoniste » (en arabe makanjakamanja — en inversant les syllabes !).
Pour ma part, je me rappelle encore nos soirées familiales où nous chantions avec mes tantes et mes cousins, tandis que mon père et moi jouions.
Très rapidement, j’ai commencé le conservatoire et j’en ai été diplômée à l’âge de 16 ans.
Après mon baccalauréat scientifique obtenu avec une mention très bien, je n’ai pas suivi la voie attendue : j’ai choisi la musicologie. Je voulais mieux comprendre la musique arabe, l’analyser, la contextualiser et surtout participer à sa transmission d’une manière plus scientifique et durable.

M.B : Vous avez suivi un parcours universitaire exigeant, de la musicologie en Tunisie jusqu’au doctorat à la Sorbonne. Qu’est-ce qui a façonné votre formation et orienté vos premières recherches en musique arabe ?

Amal Guermazi : J’avais une conviction simple : la musique arabe mérite d’être étudiée et représentée avec la même rigueur et les mêmes standards que les grandes traditions musicales occidentales.
J’ai obtenu ma licence en étant major de promotion à l’échelle nationale ; j’ai également reçu un prix présidentiel, ainsi qu’une bourse d’excellence pour poursuivre mes études à la Sorbonne.
En arrivant à la Sorbonne, j’ai souhaité porter une voix arabe dans un espace académique où notre patrimoine restait peu représenté. Mes premières recherches se sont donc concentrées sur l’analyse du rôle que la musique joue dans la culture arabe, en particulier dans la manière dont elle exprime l’engagement politique et social.

AMAL GUERMAZI
Photo : Khouloud Abdelhedi

M.B : Dans votre travail, vous mélangez tradition et modernité : comment choisissez-vous les morceaux à réinterpréter, et comment décidez-vous des arrangements orchestraux ?

Amal Guermazi : Je pars toujours d’une question fondamentale : qu’est-ce que cette pièce veut raconter aujourd’hui ?
Je choisis les œuvres dont la charge émotionnelle et culturelle me semble toujours pertinente, puis j’imagine leur réinterprétation orchestrale en veillant à ne jamais trahir leur âme.
L’arrangement est avant tout un travail d’équilibre. Je m’attache à rester fidèle à l’essence modale et aux éléments fondamentaux de chaque musique ; mon parcours de musicologue et d’analyste m’aide beaucoup à identifier ce qui est essentiel dans une œuvre. À partir de là, je les inscris dans une architecture orchestrale capable de dialoguer avec un public contemporain et universel.
Je ne me limite pas à un genre spécifique : je m’intéresse à la musique arabe dans toute son étendue, de l’océan au Golfe, de la musique classique à la pop, en passant par le raï ou le chaâbi. L’essentiel pour moi est de sublimer la richesse de notre patrimoine et de la faire résonner avec le présent.

M.B : L’aventure de Mazzika commence en 2018. Comment est née l’idée de fonder (ou diriger) cet orchestre ?

Amal Guermazi : L’idée de Mazzika est née d’un constat simple : la scène musicale arabe, à l’échelle internationale, manque encore de concerts live de très haute qualité, capables de présenter le patrimoine musical arabe sous son meilleur jour, en revisitant son riche répertoire avec à la fois fidélité et créativité.
Par ailleurs, il n’existait pas d’orchestre en mesure de porter cette musique à travers un langage orchestral exigeant, répondant aux standards de production internationaux.
C’est de ce constat qu’est née l’idée de fonder Mazzika Orchestra, avec mon ami Chady Hakme.
J’ai alors réuni des musiciens venus d’horizons différents, mais tous animés par la même volonté : donner à la musique arabe la place qu’elle mérite sur les grandes scènes internationales, avec un niveau artistique à la hauteur de son immense richesse.

M.B : Vous dirigez un orchestre largement masculin et évoluez dans un milieu où les femmes cheffes d’orchestre restent encore rares. Avez-vous rencontré de véritables difficultés dans ce contexte, et si oui, comment les avez-vous dépassées ?

Amal Guermazi : Oui, bien sûr. Comme le dit le proverbe arabe, « le chemin n’est pas pavé de roses ». Les débuts n’ont pas toujours été évidents, notamment parce que la figure de la cheffe d’orchestre reste encore rare et qu’il faut du temps pour trouver sa place et gagner la confiance dans un tel contexte.
J’ai avancé avec patience, en laissant le travail parler de lui-même. La régularité, l’écoute, la passion et le respect mutuel ont peu à peu permis d’installer un climat de confiance au sein de l’orchestre.
Avec le temps, j’ai compris que chaque expérience est aussi une occasion d’apprendre. Le fait d’être une femme apporte parfois une autre sensibilité, une manière différente d’aborder le travail collectif, sans que cela ne soit une revendication, mais plutôt une richesse partagée.

M.B : Comment décririez-vous la mission artistique de Mazzika : moderniser, transmettre, réinventer… ou peut-être tout cela à la fois ?

Amal Guermazi : Je dirais : transmettre en réinventant.
Notre mission n’est pas de « moderniser » pour moderniser, mais de proposer une lecture nouvelle d’un patrimoine qui mérite d’être vivant.
Nous voulons toucher les jeunes générations sans perdre le lien avec les anciennes. Donc oui, c’est à la fois transmission, réinvention et fidélité.

M.B : Vous avez travaillé sur les bandes-son des films du réalisateur Youssef Chahine et sur des archives musicales anciennes — qu’est-ce que cela vous a apporté, en tant qu’artiste et chercheuse ?

Amal Guermazi : Ce qui me touchait profondément chez Youssef Chahine, c’était sa capacité à aborder des sujets parfois délicats ou douloureux avec légèreté, joie et vitalité, en intégrant naturellement la musique et la danse ; dans une forme de résistance festive, un véritable « divertissement de combat ». Pour moi, il incarne pleinement la figure de l’artiste : engagé, libre, audacieux et profondément créatif. Son univers a été une source d’inspiration majeure, aussi bien sur le plan artistique qu’humain.
Par ailleurs, le travail sur les archives musicales anciennes, associé à mon parcours académique, m’a apporté rigueur et méthode. Il m’aide à réduire la part de l’arbitraire dans mes choix artistiques, à analyser les œuvres en profondeur et à inscrire mon travail dans une continuité historique et culturelle. Cette double approche, sensible et scientifique, nourrit en permanence mon identité d’artiste-chercheuse.

M.B : Mazzika s’est enfin produit dans des pays arabes en 2025, après avoir beaucoup tourné en Europe. Comment avez-vous vécu ce retour vers un public culturellement proche de votre répertoire ?

Amal Guermazi : Ce fut un moment profondément émouvant. Après l’Europe, les États-Unis et le Canada, nous nous sommes enfin produits au Maroc, en Tunisie et au Koweït. Pour moi, c’était très symbolique, comme si la boucle était enfin bouclée.
Lorsque j’ai quitté ma Tunisie natale il y a 16 ans, je portais ce patrimoine en moi. J’ai étudié à la Sorbonne, collaboré avec de nombreuses institutions culturelles européennes et américaines, construit un projet artistique à l’étranger… mais il y avait toujours ce sentiment qu’il manquait quelque chose. La rencontre avec le public des pays arabes a donné un sens particulier à tout ce parcours, presque comme une forme de reconnaissance.
Le retour sur les scènes arabes a donc été, pour moi, un véritable retour à la maison, avec une identité artistique nourrie et consolidée par des années de travail et d’expériences.

M.B : Quels sont vos projets à venir — albums, spectacles ou collaborations — pour Mazzika comme pour vos initiatives personnelles ?

Amal Guermazi : Nous sommes en pleine préparation de plusieurs projets avec différents artistes. Notre prochain concert aura lieu le 22 janvier 2026 à Genève, avec deux invités : Kader Japonais et Hamidou, pour une soirée intitulée Nuit d’Orient et du Maghreb.
Ensuite, nous organiserons un hommage à Fayrouz le 7 février à Paris, avec la participation de Carla Ramia.
Dans les mois à venir, nous prévoyons également une dizaine de concerts répartis entre la France, les États-Unis, la Suisse, la Belgique et la Tunisie, mêlant spectacles, collaborations et explorations de nouveaux répertoires.

M.B : Quel est aujourd’hui votre rêve le plus cher, celui qui vous accompagne en silence et que vous espérez voir se réaliser ?

Amal Guermazi : Mon rêve est simple : voir la musique arabe trouver sa juste place dans le répertoire mondial, être enseignée, jouée et respectée comme une grande tradition musicale universelle.
Si Mazzika Orchestra peut y contribuer, même modestement, alors j’aurai le sentiment d’avoir accompli quelque chose de précieux. C’est une ambition qui m’accompagne au quotidien et qui donne un sens à tout ce que nous faisons.

AMAL GUERMAZI
Photo : Khouloud Abdelhedi

M.B : Merci Amal d’avoir partagé avec nous cette parole sincère, ce souffle discret qui prolonge la musique bien au-delà de la dernière note.

Monia Boulila
Poète tunisienne
Déléguée de la Société des Poètes Français
Mazzika Orchestra
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Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.
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