Concert de Marcel Khalife en hommage à Mahmoud Darwich – Mercredi 10 août 2022, à Hammamet en Tunisie
Pour Sarra et Salma, présentes ;
Pour Oumaima et Yolla, absentes et néanmoins présentes.
À Nirvana Bachar Khalife et à Alma, en souvenir de l’avenir.
Marcel Khalife
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
C’était à Hammamet, en Tunisie, mercredi 10 août 2022, dans un somptueux jardin méditerranéen. Ils étaient sept sur scène, de plusieurs nationalités différentes, jouant de sept instruments : Karim Attoumane, de la Réunion, à la guitare électrique ; Jérôme Arrighi, de France, à la basse (et la contrebasse) ; Mihan Pirvan, de Roumanie, au saxophone ; Dogan Poyraz, de Turquie et du Chili, aux percussions ; Anthony Millet, de France également, à l’accordéon ; Marcel Khalife, du Liban, au oud ; ainsi que Bachar Mar-Khalife au piano.
Ainsi, le père et le fils prêtent leurs voix à celle de feu Mahmoud Darwich, grand poète de Palestine mais universel, décédé le 9 août 2008. C’est que, entre Darwich et les Khalife, c’est presque un demi-siècle de dialogue entre la musique, précisément le oud de Marcel, et la poésie de Mahmoud. D’où, justement, le nom choisi par Bachar pour rendre hommage aux deux hommes, sachant que le projet a vu le jour à l’occasion des soixante-dix ans de Marcel Khalife, en 2020.
Treize pièces pour une résurrection
Le spectacle se compose de treize morceaux tous puisés dans l’œuvre poétique de Mahmoud Darwich. Certaines pièces sont très connues du public arabe et arabophone, mais il est aussi des surprises, des coups d’éclat musicaux qui renouvellent notre lecture du poète et notre connaissance du musicien. Sans oublier la nouvelle mise en forme – ou en musique – que nous devons à Bachar.
Treize pièces, donc, comme pour ressusciter le défunt poète quatorze ans et un jour après :
- « Beyrouth est notre tente », morceau extrait du « Poème de Beyrouth », épopée au vrai sens du terme, parue en 1984, en guise de clôture au recueil intitulé Siège pour les éloges de la mer.
- Un extrait de « Ahmed al-Arabi », opéra poétique datant de 1984, à partir du poème « Ahmed al-Zaatar » (du thym), extrait du recueil Noces, publié en 1977.
- « Anat », par référence à la déesse mésopotamienne, qui revient souvent sous la plume de Darwich, avec cette fois-ci le passage qu’il lui est consacré dans la Jidariyya (Murale), parue en 2000.
- Un autre fragment représentatif de la Jidariyya, où le poète décline son nom.
- « Les oiseaux de Galilée », dont nous proposons ici la traduction en français :
Les oiseaux de Galilée
— Nous nous retrouverons sous peu.
Dans un an
Ou deux
Ou bien une génération.
Puis elle jeta, pêle-mêle, dans son appareil photo,
Vingt jardins,
Les oiseaux de la Galilée,
Et s’en alla, par-delà les mers, chercher
Un nouveau sens à la vérité.
— Ma patrie est une corde à linge
Pour les mouchoirs du sang versé
À tout instant.
Et je me suis allongé sur la plage,
Sable et… palmiers.
Elle, elle n’en sait rien.
— Rita ! Nous t’avons, la mort et moi, divulgué
Le secret de la joie flétrie aux portes des douanes.
Nous nous sommes, la mort et moi,
Renouvelés sur ton front premier
Et à ta fenêtre.
La mort et moi, deux visages.
Pourquoi fuis-tu à présent mon visage ?
Pourquoi ?
Pourquoi fuis-tu ce qui fait du blé,
Les cils de la terre,
Du volcan, un autre visage du jasmin ?
Pourquoi fuis-tu ?
Seul son silence me fatiguait la nuit,
Lorsqu’il s’étendait devant ma porte
Tels la rue… le vieux quartier.
Que ta volonté soit faite, Rita !
Que le silence soit hache,
Bordures d’étoiles
Ou climat propice à l’enfantement de l’arbre.
Je savoure le baiser sur le fil des lames.
Viens, faisons partie du massacre !
Comme des feuilles superflues,
Les essaims d’oiseaux
Sont tombés dans les puits du temps
Et moi, je repêche les ailes bleues.
Rita,
Je suis la pierre tombale de la sépulture qui grandit.
Rita,
Je suis celui dans la chair duquel
Les chaînes creusent
La figure d’une patrie…
- « Peur de la lune », après quoi les cinq musiciens quittent la scène pour laisser Marcel et Bachar seuls, comme en tête à tête, pour interpréter le septième opus, « Je suis Joseph, mon père », dont voici la traduction en français :
«Je suis Joseph, mon père, mes frères ne m’aiment pas et ne veulent pas de moi parmi eux. Ils m’agressent et me lapident de cailloux et de mots. Ils souhaitent me voir mort pour me louer. Ils m’ont fermé ta porte au nez. Ils m’ont chassé du champ et ils ont empoisonné ma vigne, mon père ! Ils ont cassé mes jouets, mon père ! Et lorsque la brise est passée et qu’elle m’a caressé les cheveux, ils ont été jaloux et se sont révoltés contre toi et contre moi. Que leur ai-je donc fait, mon père ? Les papillons se sont posés sur mes épaules, les épis se sont penchés vers moi et les oiseaux se sont reposés sur mes paumes. Qu’ai-je donc fait, mon père ? Et pourquoi moi ? Tu m’as nommé Joseph, mais ils m’ont poussé dans le puits et accusé le loup. Et le loup est plus clément que mes frères… Père ! Ai-je porté préjudice à quiconque, lorsque j’ai dit : « J’ai vu onze astres et le soleil et la lune, et je les ai vus, devant moi, prosternés.»
Pour le huitième morceau, Bachar se déplace, il quitte le piano à queue pour le keyboard sur lequel il interprète une musique religieuse digne d’un Mozart ou d’un Bach. C’est que le thème s’y prête merveilleusement : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? Pourquoi as-tu épousé Marie ? », poème extrait de Moins de roses ou Plus rares sont les roses, premier recueil en prose de Darwich, écrit à Paris en 1986.
Quant au neuvième opus, les cinq musiciens reviennent sur scène et, un à un, défilent devant le micro pour lire en français, en espagnol, en turc, en roumain et en arabe « Attends-la », autre nom du chef-d’œuvre de Mahmoud Darwich : « Une des leçons du Kâma-Sûtra » ou « L’Art d’aimer ».
Cette lecture multilingue rend à Darwich toute sa grandeur universelle, si bien que, la pleine lune qui régnait sur le théâtre de Hammamet, semblait ruisseler et on pouvait s’attendre à un prodige : que le poète monte sur scène !
Exagérons-nous ? Non, tant le dixième morceau, « Passeport », incarne à la fois le drame personnel du poète et la tragédie vécue par son peuple, comme suit dans notre traduction :
Passeport
Ils ne m’ont pas reconnu dans les ombres
qui absorbent ma couleur sur le passeport
et ma blessure leur était comme l’exposition
d’un touriste qui aime collectionner les photos.
Ah ! ils ne m’ont pas reconnu. Ne laisse pas le creux de ma main
sans soleil, parce que les arbres me connaissent
et tous les chants de pluie aussi,
ne me laisse pas pâle comme la lune !
Tous les oiseaux qui ont poursuivi le creux de ma main
jusqu’au seuil de l’aéroport lointain,
tous les champs de blé,
toutes les prisons,
toutes les tombes blanches,
toutes les frontières,
tous les mouchoirs agités,
tous les yeux,
tous étaient en ma compagnie,
mais ils ont été effacés du passeport.
Déchargé du poids du nom, de tout signe d’appartenance,
dans une terre que j’ai cultivée de mes mains ?
Job a crié aujourd’hui à pleine voix contre le ciel :
« Ne faites pas de moi, encore une fois, un exemple ! »
Messires, messires les Prophètes !
Ne demandez pas aux arbres leurs noms
ne demandez pas aux ruisseaux leurs sources,
c’est de mon front que naît l’épée de lumière
et de ma main point l’eau du fleuve.
Tous les cœurs des hommes sont ma nationalité,
alors débarrassez-moi de ce passeport !
L’orchestration de cette pièce, différente des deux précédentes, inscrit ce poème dans une temporalité universelle, si bien que cet hymne, en arabe, peut devenir la voix des sans voix, le passeport des sans-papiers.
Ici, nous pouvons dire que le programme officiel a pris fin, mais le public de réclamer l’une de ses pièces préférées de Khalife/Darwich, a capella, au oud, pour chanter « Rita » :
Rita
Entre Rita et mes yeux
un fusil
qui connaît les yeux de Rita
s’agenouille et prie le Dieu
qui occupe ses yeux de miel
Et moi, j’ai embrassé Rita quand elle était enfant
et je me souviens comment
s’enchevêtra à mon bras et me couvrit
la plus belle des nattes
Et je me souviens de Rita
comme un oiseau se souvient de l’eau douce d’une rivière
Ah ! Rita ! Mille oiseaux et mille images
et de nombreux rendez-vous succombèrent sous les yeux du fusil
Le nom de Rita était une fête dans ma bouche,
le corps de Rita noces dans mon sang
Deux années durant je fus éperdu
deux années durant Rita a dormi sur mon bras
et nous nous promîmes une coupe merveilleuse
et le vin des lèvres nous a consumés
et nous naquîmes deux fois
Ah ! Rita avant ce fusil
quelles choses détournèrent tes yeux des miens ?
Ô silence du soir
j’avais une lune qui au matin
émigra loin dans les yeux doux
et la ville balaya tous les chanteurs
et même Rita
Entre Rita et mes yeux
un fusil
Après quoi, pour poursuivre dans le même mood, entre chant lyrique et érotisme poétique, mais en y ajoutant de l’entrain, Marcel Khalife de solliciter son public pour qu’il chante avec lui, exercice qu’il réussit comme un charme. Et c’était l’occasion de l’un des premiers succès de l’artiste avec l’ensemble al-Mayadine : les merveilleux quatrains de « La chute de la lune » :
J’ai en tête une chanson,
Petite sœur,
Sur mon pays.
Dors
Que je l’écrive…
J’ai vu ton corps
Resplendissant de couleurs,
Porté sur les anneaux des chaînes,
Et je leur ai dit :
Mon corps est là-bas.
Mais ils ont bouclé la place du village.
Nous étions petits,
Les arbres étaient élevés
Et tu étais encore plus belle que ma mère
Et mon pays.
D’où sont-ils venus ?
Et tes parents et les miens
Avaient ceint les vignes
De ronces et d’amour.
Nous contemplons le monde
À la hâte,
Et nous ne voyons aucun être
Pleurer un a autre.
Ton corps s’était abandonné,
Et ma bouche
S’amusait d’une goutte de miel
Sur la boue de mes mains.
J’ai en tête une chanson,
Petite sœur,
Sur mon pays.
Dors, que je la grave
Tatouage sur mon corps.
Au public réclamant « Bahriyya », Marcel Khalife de répondre gracieusement que la soirée était dédiée à la mémoire de Mahmoud Darwich, et de partager a capella, puis en musique « S’envolent les colombes » :
S’envolent les colombes
S’envolent les colombes
Se posent les colombes
Prépare-moi la terre, que je me repose
Car je t’aime jusqu’à l’épuisement
Ton matin est un fruit offert aux chansons
Et ce soir est d’or
Nous nous appartenons lorsque l’ombre rejoint son ombre dans le marbre
Je ressemble à moi-même lorsque je me suspends
Au cou qui ne s’abandonne qu’aux étreintes des nuages
Tu es l’air se dénudant devant moi comme les larmes du raisin
L’origine de la famille des vagues quand elles s’agrippent au rivage
Et s’expatrient
Je t’aime, tu es le commencement de mon âme, tu es la fin
S’envolent les colombes
Se posent les colombes
Jusqu’à l’aube…
Voilà, treize morceaux pour ressusciter un poète, mais, dans leur gibecière, Bachar et Marcel Khalife en ont d’autres. Nous pensons notamment à « Je passe par ton nom », « Promesses de la tempête », « Ma mère », « Le plus bel amour », « L’hiver de Rita », « Leçon de Houriyya », « Oh, ma fière blessure », « Ses yeux », « Les violons pleurent… », etc. De quoi en somme alimenter une autre soirée, ou bien de poursuivre jusqu’à l’aube. Croyez-moi, personne n’aurait déserté les tribunes du théâtre de Hammamet. Au contraire, personne ne voulait que le concert prît fin. L’artiste l’a bien dit : la culture, précisément le mur de la culture doit servir d’ultime bastion contre tout, envers tout. Tout peut tomber, ce ne sera jamais la fin, mais si la culture s’effondre, tout, absolument tout s’effondrera. Mais c’est grâce à vous, Marcel khalife et Bachar Mar-khalife, ainsi qu’aux artistes exceptionnels qui vous ont accompagnés, que le mur sera muraille et la niche citadelle. La Tunisie des Lumières vous remercie et sera au rendez-vous de l’Histoire, encore et toujours.
Aymen Hacen
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