Avec « Un café, deux âmes, un instant… », Hajar Ouhsine signe une nouvelle émouvante où une rencontre fugace dans un café face à l’océan devient l’écho d’une quête de vie et d’espoir.
Hajar Ouhsine : Un café, deux âmes, un instant, une nouvelle au bord de la mer
Un café, deux âmes, un instant…
Les vagues s’étreignent tendrement, une étreinte fiévreuse, comme un ultime adieu avant de se perdre. Elles se fondent l’une dans l’autre, leurs crêtes blanches se marient au bleu profond, puis au gris pâle de l’horizon, composant une mélopée sans début ni fin. Une symphonie éternelle où flotte le parfum du sable humide, entrecoupée des cris rauques des mouettes.
Elle a poussé la porte du café habituel, celui qui s’ouvrait sur la mer. Elle est entrée avec une prudence étrange, comme si elle foulait un champ de mines. Sa seule compagne était un carnet, mais à la voir, on aurait juré qu’elle portait le poids du monde entier sur ses frêles épaules. Elle semblait à bout, écrasée… comme si la vie avait glissé hors de son corps svelte à contrecœur. Au milieu de la salle, elle s’est immobilisée, son regard balayant l’espace avec une minutie excessive, comme à la recherche d’une personne qui aurait trop, beaucoup trop attendu.
Ah, non ! Je me trompais ! Elle se dirigeait vers ce coin, là-bas. Elle cherchait simplement un refuge loin des regards. C’était évident : en plus de la cascade de douleurs qui ne la quittait jamais, c’était une âme timide… elle aimait se retirer, se nicher dans les recoins.
Vingt minutes s’écoulèrent, vingt minutes d’attente silencieuse, sans la moindre plainte. Le serveur finit par la remarquer. « Que désirez-vous, Madame ? » Elle répondit d’une voix si faible que je n’en saisis pas un mot. Quelques instants plus tard, il déposa devant elle une tasse de café et un cendrier.
Elle huma son café, ouvrit son carnet, griffonna quelque chose, puis laissa tomber le stylo pour éclater en sanglots.
Je n’ai pas pu supporter cet instant. Je ne sais pas d’où m’est venue cette audace subite, mais c’était une chance, un début. Je me suis dirigé vers sa table, j’ai jeté un œil à ce qu’elle avait écrit et j’ai demandé : « ‘Je veux fuir’ ? Mmm… est-ce le titre d’un poème ou d’une histoire ? »
Elle a levé les yeux vers moi, d’un calme surprenant, comme si elle avait senti mes pas avant mon arrivée. Elle a dit : « Je ne suis pas écrivaine, je n’ai jamais écrit… Je veux juste échapper à ce monde hideux, partir loin où les masques ne sourient pas pour mieux vous mépriser en votre absence, où aucune monstruosité ne vient gâcher les intentions les plus pures, où la boue de l’habitude n’englue pas la limpidité de mes rêves. Je veux… et je veux… et je veux encore… si seulement le temps pouvait s’arrêter et me libérer. »
J’ai répondu avec toute la prudence du monde, craignant de prononcer une parole qui aggraverait son désarroi. C’était la première fois de ma vie que je parlais plus de deux mots à quelqu’un, et encore moins à une inconnue ! « Je vous comprends, chère… euh, Mademoiselle, pardon ! J’ai moi aussi voulu fuir ce monde un jour, et je peux vous assurer que le vide est bien plus terrible. »
Elle rétorqua : « Qu’y a-t-il de terrible là-dedans ? Qu’y a-t-il d’horrible à mettre fin à ce qui n’a même pas commencé ? Si l’on me donnait le choix entre une douleur sans fin et le néant, je choisirais sans hésiter le… »
Sans m’en rendre compte, j’ai attrapé ses mains, les enserrant entre les miennes comme on réchauffe un oisillon blessé. Je ne sais pas pourquoi cette audace s’était déversée avec tant de force ce matin. Elle n’a eu aucune réaction. Son visage était livide, froid, sans la moindre expression… Ses mouvements étaient imprévisibles, tandis que moi, j’étais un livre ouvert, une surface de miroirs qui ne pouvait rien dissimuler.
J’essayais de revenir à la vie, et elle, elle tentait d’y mettre fin ! Nous étions deux lignes parallèles, deux courants contraires, désirant ardemment atteindre des rives qui jamais ne se rencontraient ! J’ai lâché ses mains chaudes et j’ai murmuré à son oreille : « Une promenade près de la plage, ça vous dirait ? » Elle a répondu d’une rapidité déconcertante : « Allons-y ! Réfléchir n’a plus aucun sens désormais. »
Nous avons marché d’un pas infiniment lent, comme ceux qui s’approchent d’une vérité désirée mais redoutée, comme ceux qui ne veulent pas s’arrêter, qui veulent avancer sans jamais atteindre la fin. J’aurais tant souhaité que le temps ait une sorte de « bouton PAUSE » sur sa machine, que je pourrais actionner à volonté, pour que la vie suspende son cours sans jamais s’interrompre.
Nous avons parlé de tout, puis de rien. J’essayais de la ramener à moi, elle tentait de me renvoyer à la vie ; elle m’a dit : « Le sourire vous va si bien », les larmes aux yeux. J’aurais tellement voulu lui répondre : « Il vous irait bien mieux à vous, Mademoiselle ! Non ! Ma chère ! Vous qui m’avez ramené à la vie sans même le savoir. »
Nous nous sommes allongés sur le sable tiède, comme pour nous reposer d’une longue et harassante journée. Je me suis perdu dans mes songes, dans mon imaginaire, et ses rires se sont élevés dans mon esprit. Je ne sais pas comment mon esprit naïf et espiègle a pu entendre un rire qu’il n’avait jamais connu. J’ai senti une source de vie bouillonner à nouveau dans mon cœur. J’ai ouvert les yeux et cette « chère » avait disparu… envolée ! … Était-elle rentrée ou… ?
Je me suis levé, affolé, et j’ai aperçu le carnet, ouvert, posé à côté de moi. Sur la page, ces mots :
« Je veux fuir ! »
« Le monde est moins horrible avec vous… Nous pourrions nous rencontrer à nouveau… »
Les notes se sont réassemblées… Soudain… la mélodie s’est tue avec elle… la vie s’est arrêtée avec elle…
Hajar OUHSINE est ingénieure de formation, écrivaine, traductrice, facilitatrice d’écriture créative et engagée dans le secteur associatif et culturel. Elle est l’autrice de deux ouvrages littéraires (Fragments de rêves : nouvelles courtes, et Qualia : recueil de textes), a participé à plusieurs ouvrages collectifs et possède une expérience en traduction de l’anglais vers l’arabe.