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La femme au parapluie gris

La femme au parapluie gris

par Radhia Toumi

La femme au parapluie gris

Elle était en face de moi. De l’autre côté de la rue. Assise sur le trottoir. Un grand parapluie gris la protégeait ainsi que son fils –un garçon de cinq ans environ- de la pluie fine qui tombait. Ils étaient tous les deux assis sur des morceaux de carton. Le garçon se blottissait contre elle. Un grand sac bien rempli était posé derrière eux. Le petit, de temps en temps lui parlait. Elle lui répondait brièvement.

J’étais intriguée, surtout par elle. Sans aucun doute, ils étaient des SDF. La femme, dans la trentaine, était plutôt jolie, avec des traits qui reflétaient une force de caractère, celui d’une femme qui avait connu la misère, la trahison des siens et l’indifférence des gens. Une sorte de carapace infranchissable l’entourait. Son regard semblait vide et froid.

De son balcon au premier étage, un homme, la cinquantaine, fixait du regard la jeune femme au parapluie. Elle avait l’habitude de venir de temps en temps, accompagnée de son petit garçon, s’installer dans un coin sur le trottoir d’en face. Une jolie jeune femme aux formes bien rondes et aux lèvres pulpeuses. Elle lui plaisait. Il réfléchissait tout émoustillé à l’idée de l’avoir dans son lit. Serait-il difficile de la convaincre ? Avec ce genre de femmes, il ne rencontrait pas une grande résistance. Elles étaient dans le besoin. Contre une somme misérable et une douche, elles étaient prêtes à se vendre facilement.

Depuis un mois, ces deux SDF avaient élu domicile sur l’autre trottoir de la rue où il habitait. Chaque matin, vers sept heures à peu près, la femme au parapluie et son fils avançaient assurément vers le même endroit. La femme au parapluie mettait par terre ses morceaux de carton usés. Posait un gros sac en plastique où elle avait fourré leurs affaires. Les deux SDF s’assoyaient et commençaient à manger le pain tartiné avec des portions de fromage. Quand ils avaient fini de manger, elle cherchait dans le sac une petite assiette en plastique qu’elle posait devant elle sur le trottoir. Commençait ainsi pour eux une longue journée d’attente. La femme attendait que les gens eussent pitié d’elle et de son petit garçon et qu’ils leur jetassent quelques pièces de monnaie ou pourquoi pas des billets en guise d’aumône. Quand l’appel à la prière d’almaghrib* s’élevait des minarets des mosquées avoisinantes, elle prenait ses affaires et demandait à son fils de se lever pour partir. Ils disparaissaient au fin fond de la rue de plus en plus sombre.

Je me posais un tas de questions à propos de cette jeune femme et de son fils. Moi l’étudiante en sociologie, je m’intéressais beaucoup à sa situation très difficile. Pas parce que ça pouvait constituer un thème intéressant pour l’un de mes exposés, mais par solidarité humaine et féminine. Comment avait-elle fini à vivre dans la rue ? Est-ce qu’elle a une famille ? Le petit garçon, partage-t-il ce triste sort avec elle dès le début ? Qui peut oser chasser une jeune femme et son petit de la maison où ils habitaient ? Est-ce un enfant légitime ou alors, est-il le fruit d’un viol qu’elle avait subi dans la rue ?

Les questions n’en finissaient plus. Elles coulaient dans ma tête comme coulaient les gouttes de pluie en cet automne froid. J’avais de la peine pour elle et pour son fils. Je me disais que c’était extrêmement injuste de laisser une femme et son enfant vivre dans la rue.

Mon parapluie bleu au-dessus de la tête, je traverse la rue. Je dis bonjour à la femme et à son petit et mets en même temps dans l’assiette en plastique un billet de cinq cents dinars. C’était tout ce que j’avais sur moi. Tout en m’éloignant d’eux, je prie pour que la vie soit plus clémente avec eux.

Le quinquagénaire suivait du regard la jeune fille qui s’approchait de la femme SDF. Elle avait l’air d’une jeune étudiante à l’université. Elle mit un billet dans l’assiette posée sur le trottoir. Un sourire narquois accentua les rides autour des yeux de l’homme. Il s’habilla lentement, s’aspergea de son parfum poivré et sortit de l’appartement. Devant le portail du bâtiment, il regarda de nouveau dans la direction de la femme au grand parapluie gris. Celle-ci le dévisagea intensément pendant quelques instants. Il lui sourit et avança vers elle avec aplomb.

Radhia Toumi

 Radhia Toumi

Radhia Toumi est une poète et nouvelliste algérienne d’expression arabe et française.  Elle a publié plusieurs poèmes en français dans des revues littéraires en France, en Suisse et au Québec. Ses poèmes  et ses nouvelles en arabe sont aussi publiés dans des revues littéraires électroniques. Son premier recueil de poésie en arabe est édité en 2021. Elle est enseignante à l’Université Batna 2.

* almaghrib : c’est la quatrième prière de la journée en islam. Elle se pratique au coucher du soleil.

Radhia Toumi 

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Magazine d'art et de culture. Une invitation à vivre l'art. Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.

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