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Radhia Toumi, « S’asseoir derrière les garçons »

Radhia Toumi, poète et nouvelliste algérienne

« S’asseoir derrière les garçons »  

Autorité d’un professeur

Je n’oublierai jamais le jour où l’un de mes professeurs au lycée nous avait demandé de nous asseoir derrière les garçons en classe. Il avait pris un air sérieux en y arrivant ce jour-là. Il commença par proférer Al-basmala* ainsi que la prière sur le prophète Mohammed. Un silence profond s’ensuivit. Il enchaina par un court discours religieux au bout duquel on avait compris qu’il demandait à nous les filles de nous asseoir derrière les garçons.

Notre prof de mathématiques était un jeune homme dans la trentaine qui se réclamait du courant islamiste. A cette époque-là, beaucoup de gens étaient pris au piège, d’une manière ou d’une autre, des idées que proclamait un parti religieux qui devint par la suite extrémiste. Sa vision obscurantiste prenait place doucement et insidieusement. Les discours que répétaient ses adeptes avaient comme thème central : la prise de conscience religieuse et se tourner vers Dieu par la foi et le respect rigoureux des préceptes de l’islam. Ils insistaient sur la pratique de beaucoup de détails dans certains rites de l’islam et sur le fait de porter des « habits islamiques ». On n’arrêtait pas d’entendre les adeptes encourager les femmes à porter le hijab qui cache tout le corps de la femme sauf le visage et les mains. Certains disaient que même le visage devrait être couvert par un nikab. Dans les rues, on voyait beaucoup de corps féminins dissimulés sous de larges tissus noirs. Et cette couleur noire qui envahissait les lieux m’oppressait. Je ne désirais pas du tout qu’on m’obligeât à cacher mon visage. Ceci m’effrayait.

Radhia Toumi. "S’asseoir derrière les garçons"  

Une décision injuste 

Personnellement, je n’étais pas contente de la décision prise par notre professeur. Mais, la plupart de mes camarades garçons s’en réjouissaient. Ils pensaient peut-être qu’ils méritaient qu’on les distinguât de nous. Ils croyaient en cette supériorité masculine dont ils étaient nourris dès leur tendre enfance. Oui, c’était une décision car il ne nous avait pas demandé notre avis. Il avait souligné que les femmes au temps du prophète s’assoyaient derrière les hommes dans la mosquée. Il fallait appliquer les enseignements de l’islam. Le professeur puisait son autorité sur nous les filles dans la religion elle-même. C’est ce que nous croyions à cette époque-là. Plus tard, j’ai compris qu’il s’agissait d’interprétations pleines d’erreurs et de subjectivité. Une interprétation des textes sacrés qui servait les intérêts profanes des hommes au pouvoir. Ça remonte au moins à la période omeyyade. Mais nous étions des jeunes lycéens, encore naïfs et sans expérience réelle dans la vie. Nous nous apprêtions à passer le Bac cette année-là.

Je ne comprenais pas une chose : pourquoi nous les filles, étions obligées d’obtempérer sans pour autant avoir eu le courage, à ce moment, de répliquer, de dire simplement « Non ». Mais nous ne pouvions pas dire non au professeur parce que c’était un prof et parce qu’il parlait au nom de l’islam.

Contester

J’étais très furieuse contre ce changement inattendu car je m’assoyais toujours à la première table (chaque table contenait deux places). J’étais une élève très studieuse et j’estimais que s’asseoir à la première table m’avantagerait de plusieurs manières. Comme me permettre par exemple de ne rien perdre des explications de mes professeurs et d’être remarquée par eux assez facilement quand je participais. Malheureusement, à cause de ce professeur et de ses idées religieuses étroites, j’avais perdu ma place préférée. Je n’étais pas du tout convaincue de ses arguments alors j’ai décidé de contester.

A la fin des cours de la matinée, j’ai demandé à mes camarades filles, de nous réunir un moment avant le déjeuner. Je leur ai dit que j’étais contre cette décision car elle était injuste. Certaines filles  avaient besoin de s’asseoir aux premières tables afin de pouvoir suivre convenablement les leçons. Soit, parce qu’elles, au fond de la classe, n’entendaient pas très bien le prof. Soit, parce qu’elles souffraient de quelques problèmes de vue. Donc, elles devaient s’installer au siège le plus proche possible du tableau. La plupart des filles semblaient partager le même point de vue que moi. Mais d’autres ne se sont pas intéressées à ce que je disais.

Sur le chemin du retour, j’ai expliqué aux filles qui m’accompagnaient qu’il ne fallait pas se soumettre à cette décision. Pourquoi les garçons bénéficient-ils d’un traitement de faveur ? Nous avons tous, en tant qu’élèves, les mêmes droits et si quelqu’un entre nous, pour une raison particulière, a besoin de s’asseoir aux premières tables, il faut le lui permettre. L’idée que les garçons s’alliassent avec le prof , prétendant que nous reléguer à l’arrière de la classe était un devoir islamique, m’inquitait. J’étais prête à les défier tous pour récupérer ma place ǃ

J’ai bien réfléchi puis j’ai dit à mes copines que pour réussir à annuler cette décision, il faudrait opter pour une solution médiane. La solution que j’ai trouvé c’est que, nous les filles, nous allons nous asseoir dans une seule rangée, la quatrième  serait la meilleure. Autrement dit, la dernière, si on considère que la première rangée est celle qui se trouve juste à proximité de la porte de la classe (il y  avait en fait quatre rangées). Nous étions moins nombreuses par rapport aux garçons et le nombre de places dans cette rangée nous suffisait. Les filles étaient d’accord.

J’ai décidé alors d’écrire une lettre à nos camarades garçons afin de les informer de notre décision. J’étais tellement motivée que je n’ai pas porté aucune attention aux trois ou quatre filles qui trouvaient notre protestation sans intérêt. Ce qui comptait pour moi était que la majorité des filles fussent avec moi.

Un grand soulagement

Une fois chez moi, j’ai rédigé cette fameuse lettre où j’ai annoncé aux garçons notre décision – nous les filles – de nous asseoir dans la quatrième rangée qui faisait face au bureau de l’enseignant. Nos arguments (c’était en quasi-totalité mes arguments à moi) : il y avait des élèves qui souffraient des problèmes de vue. D’autres, avaient besoin de s’asseoir le plus proche possible du tableau pour bien écouter le professeur. Pour les arguments religieux, j’ai écrit que l’islam ne faisait pas de différence entre fille et garçon en matière d’apprentissage des sciences. J’ai ajouté qu’assises dans cette rangée, nous serons dans notre coin loin des garçons.

Je ne me souviens pas aujourd’hui de tous mes autres arguments mais je garde le souvenir d’une lettre qui alternait des arguments religieux retournés à notre avantage avec des explications.

La lettre fut remise à l’un des garçons l’après-midi même, lui demandant de la faire circuler aurpès des autres élèves-garçons. En rentrant en classe, nous les filles,déterminées et sans prêter attention à nos camardes garçons, nous nous sommes dirigées fermement vers la quatrième rangée et bien sûr, j’ai récupéré la première place avec un grand soulagement.

*Al-basmala : « Bism Allah Ar-rahmane Ar-rahim » est une formule islamique que disent les musulmans avant de commencer à faire quelque chose. En français : « Au nom de Dieu le Miséricordieux, le Tout Miséricordieux ».

Radhia Toumi

S’asseoir derrière les garçons par Radhia Toumi

Radhia Toumi est une poète et nouvelliste algérienne d’expression arabe et française.  Elle a publié plusieurs poèmes en français dans des revues littéraires en France, en Suisse et au Québec. Ses poèmes  et ses nouvelles en arabe sont aussi publiés dans des revues littéraires électroniques. Son premier recueil de poésie en arabe est édité en 2021. Elle est enseignante à l’Université Batna 2.

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