Après Khayyâm, Hâfez et Saadi traduits par Pierre Seghers
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Les Grands persans
Après la parution des Rubâiyât d’Omar Khayyâm en février 2024, les Éditions Seghers continuent de partager avec nous la passion que le père de la maison nourrissait de la poésie mystique orientale. Parus respectivement en juin et en novembre, Le Livre d’or du divan de Hâfez et Gulistan le jardin des roses de Saadi sont les deux pièces qui viennent couronner ce que le poète, traducteur et éditeur, fondateur de la maison qui porte son nom, appelait « Collection les Grands persans ».
Il s’agit d’une grande et, pour ainsi dire, véhémente passion qui a fait apprendre à Pierre Seghers la langue persane, comme le montre la dédicace des Rubâiyât d’Omar Khayyâm : « À Louis Jou,/ aux nuits d’été sur sa terrasse/ des Baux-de-Provence/ où Omar Khayyâm me fut conté. »
Il ne serait pas vain de se demander le secret de la passion de Pierre Seghers pour ces poètes en particulier. Certes, on pourrait penser que la réponse est dans la question, mais est-ce bien le cas ? Ainsi, dès les premières lignes de sa présentation, intitulée « Dans cet âge de fer et dans ces temps ingrats… », le poète-traducteur s’interroge lui-même, en ces termes : « Avant de rencontrer Hâfez et de proposer, en sa compagnie, une “Invitation au voyage”, ne serait-il pas souhaitable de tracer à grands traits un panorama de son temps ? L’art et la vie, la poésie ne se conçoivent plus en vase clos. Qu’était la Perse pour l’Europe, elle-même en gestation, chrysalide en train de s’évader du Moyen Âge et de la féodalité, dans ce XIVe siècle qui vit naître et chanter ? »
L’ombre de Hâfez revient-elle prier ?
Pierre Seghers n’y va pas à de main morte. S’interrogeant, développant, contextualisant, il se réfère à Eustache Deschamps, le contemporain français du poète persan, afin d’avoir un autre son de cloche, une meilleure lecture et connaissance de soi. « Dans un siècle de grands-duchés écartelés et de provinces dissidentes de suzerainetés contestées, d’insuffisances politiques et militaires, dans “cet âge de plomb et dans ces temps pervers”, les écrivains, chroniqueurs, philosophes, penseurs et poètes français, quels sont-ils, tandis qu’à Chiraz, dans le fabuleux pays des Parthes et des perles, Hâfez, chante, après Omar Khayyâm, Rûmi et Saadi, et que nul n’en sait rien ? », s’interroge-t-il.
Mais les questions ne s’arrêtent pas ici, elles gagnent en force : « Qui peut imaginer (et pourquoi ?) à Paris, à Blois, à Avignon et à Aigues-Mortes qui vit Saint Louis par deux fois s’embarquer, que chez les Arabes, Syriens, Iraniens et Persans vivent et écrivent des poètes, des savants, des philosophes et des mystiques de première grandeur ? »
Tant de questions qui, au fil de la lecture du travail de traduction et de réflexion de Pierre Seghers, s’accroissent en allant de soi à l’autre et de ce même autre à ses origines propres, comme pour provoquer des questionnements par ricochet : « Ici, écrit Seghers, une question se pose : à travers son inconduite qui est notoire, le vin, les amours, les tavernes, le cœur de Hâfez ne se retournerait-il pas vers des doctrines condamnées ? […] Cette supposition correspondrait à la pensée de Louis Massignon : “L’Iran, à la lumière de sa nouvelle croyance, la religion musulmane, contemple l’univers visible à travers le prisme illuminé de ses anciens mythes.” Auprès des vieux autels de feu, ruines parmi les ruines, l’ombre de Hâfez revient-elle prier ? Dans la coupe magique de sa poésie, une flamme venue du fond de sa lignée se perpétue. »
Le pain des rêves et de l’expérience
Tel est le travail de Pierre Seghers. Il est d’autant plus précieux que les rééditions actuelles, en format « Carré Poésie », nous permettent de relire ces précieuses « voix venues d’ailleurs », qui s’avèrent pourtant si proches de nous car cet Orient qu’elles nous donnent à lire n’est pas si loin. Proche, il l’est devenu parce que menacé par l’ignorance de cet Occident qui n’y voit que des richesses matérielles, des puits de pétrole, des forages de gaz naturel. Cette conscience semble avoir préoccupé l’esprit du poète-traducteur, ce dont témoigne le temps qu’il a consacré à Khayyâm, Hâfez et Saadi entre 1973 et 1982, c’est-à-dire entre le premier choc pétrolier et l’invasion israélienne du Liban. Et voilà que, quatre décennies plus tard, l’Histoire semble ne pas avoir été lue, ni étudiée, et encore moins prise en compte, avec des légions de fantômes de guerre et de mort menaçant toute cette partie du monde.
« Jusqu’ici, écrit Pierre Seghers, nul poète ne s’était attaché à établir, en langue française, une version intégrale, non expurgée, du Gulistan, une transposition la plus fidèle possible, qui soit à la fois au plus près du texte et en même temps revitalisée par la sève de la poésie. Semer à nouveau le grain de Saadi, engrangé par les chercheurs et les plus éminents érudits, lui être fidèle et le soigner dans la terre du temps pour qu’il redevienne moisson de sagesse et de poésie, offrir à tous, en dehors des spécialistes et des écoles, le pain des rêves et de l’expérience, telle est aujourd’hui cette tentative poétique envers l’œuvre d’un sage persan du XIIe siècle ― c’était hier ! »