Olivier Barbarant invité de Souffle inédit

Poésie
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Né le 5 mars 1966, Olivier Barbarant est normalien, agrégé de lettres modernes, docteur ès lettres, poète et critique littéraire.

Entretien avec Olivier Barbarant : « je n’écris de poésie que quand j’y suis contraint »

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

Lauréat du prix Tristan-Tzara en 1999 pour Odes dérisoires. Et quelques autres un peu moins (Champ Vallon, 1998), du prix Mallarmé en 2004 pour Essais de voix malgré le vent (Cham Vallon, 2003), du prix Apollinaire 2019 pour Un grand instant (Champ Vallon, 2019) et du prix Prix Maïse-Ploquin-Caunan de l’Académie française 2023 pour Séculaires (Gallimard, 2022), Olivier Barbarant est, entre autres, spécialiste de poésie contemporaine mais aussi de Paul Éluard et Louis Aragon dont il a publié l’œuvre poétique et les essais littéraires dans la prestigieuse Bibliothèque de La Pléiade.

Olivier Barbarant invité de Souffle inédit

Olivier Barbarant invité de Souffle inédit

A.H : Essais littéraires, d’Aragon, a vu le jour sous votre direction dans la Pléiade le 24 avril dernier. Secondé par Marie-Thérèse Eychart et Dominique Massonnaud, vous nous proposez un volume magistral qui révèle le génie critique du poète du Fou d’Elsa et du romancier d’Aurélien. Pourriez-vous nous parler de la manière dont vous avez organisé votre travail d’édition ?

Olivier Barbarant. : Il s’agissait d’assembler le dernier continent de la planète Aragon, la critique littéraire : un territoire considérable, mais moins connu que les autres massifs, poétique et romanesque, et moins organisé par leur auteur. En effet, Aragon a consacré une grande partie de son activité, à partir des années 1960, à rassembler et assurer le commentaire de ses écrits littéraires en édifiant d’une part le monument des Œuvres romanesques croisées avec celles d’Elsa Triolet, et d’autre part L’Œuvre poétique complet L’écriture d’essais littéraires, dont les plus connus sont sans doute Traité du style ou Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, a pourtant constitué une part importante de son activité, par des livres mais aussi par des interventions dans des revues et journaux (de La Révolution surréaliste aux Lettres françaises qu’il dirigea, en passant par Europe, Commune, etc.). Parfois l’écrivain a rassemblé ses articles critiques qui sont devenus des essais sous forme de livres (c’est le cas pour les Chroniques du bel canto, ou pour  la majeure partie de l’essai de 1959 appelé J’Abats mon jeu) , mais le sort éditorial de certains articles, et même des livres de littérature critique, n’a pas eu l’attention et la pérennité des romans et des poèmes. Sait-on que Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, ouvrage majeur pour comprendre la création littéraire et le fonctionnement du roman, souvent cité dans les études littéraires, publié d’abord dans la belle collection des éditions Skira appelée « les sentiers de la création » en 1969, n’a connu qu’une réédition au format poche dans la collection Champs/Flammarion, très vite devenue indisponible ? Les Chroniques du bel canto, qu’Aragon avait tenues en 1946-1947 dans la revue Europe, une somme de réflexions sur la poésie, avaient bénéficié d’un rassemblement en volume aux éditions EFR en 1979, mais étaient depuis épuisées… Il s’agissait donc de regrouper les volumes publiés par Aragon et qui relevaient du genre souple de l’essai et de constituer, faute de place pour un livre déjà très volumineux (plus de 2000 pages !) une sélection représentative de certaines préfaces ou d’articles majeurs qui ont marqué la trajectoire d’Aragon sur plus de 50 années du XXe siècle… Le volume réalisé contient ainsi douze titres (depuis la manifeste surréaliste d’Une vague de rêves jusqu’aux Incipit) scandés de trois sections chronologiques, auxquelles je tiens beaucoup, où nous avons pu donner à lire et à comprendre certaines des réflexions littéraires majeures d’Aragon, de 1922 à 1977.

A.H : Vous avez déjà publié les Œuvres poétiques complètes d’Aragon, deux merveilleux volumes qui sortent cette œuvre-vie de certains préjugés et autres sentiers battus. Ce travail a-t-il été différent de celui accompli autour des Essais littéraires ?

Olivier Barbarant  Le travail réalisé pour les Œuvres poétiques complètes, achevé en 2007, devait plutôt se débattre avec le monument de L’Œuvre poétique, dans lequel Aragon ne s’est pas contenté de reprendre ses livres de poésie, mais n’a cessé d’y adjoindre des textes critiques, des commentaires et des parenthèses autobiographiques, au point que cet Œuvre poétique (qu’Aragon voulait au masculin comme on parle de tout l’œuvre peint d’un peintre). J’ai donc dans ce cas dû débrouiller un corpus au milieu d’une édition auctoriale plus large ; pour les Essais littéraires, à l’inverse, il a fallu le constituer.

Une autre différence tient au statut de la prose critique au regard de l’écriture poétique. J’avais cru, naïvement, avoir fait le plus exigeant en matière d’établissement de texte avec la poésie, tant j’avais gardé mémoire des scrupules devant l’écart – des blancs, des centrages, etc. – entre les éditions originales et les versions données par les publications tardives. J’avais passé beaucoup de temps à vérifier la taille des blancs entre les strophes sur les épreuves de la Pléiade poétique. J’envisageais donc la prose comme plus simple à établir… Ce n’est pas tout à fait faux, et le détail de la typographie travaille sur des surfaces plus grandes (des paragraphes, des pages entières). Mais un livre dit « illustré » comme Les Incipit, dont nous maintenons évidemment les images puisqu’elles sont constitutives du propos, est à sa manière un défi : le savoir-faire des services de Gallimard fut ici d’une aide incomparable. Surtout, l’écriture critique passe par une abondance de références et notamment de noms propres, ce qui suppose un appareil d’élucidation souvent plus abondant encore que celui que nous avions fourni pour les poèmes. Si tous les écrits d’Aragon réclament une forte contextualisation et une somme d’informations de diverses sortes à fournir au lecteur, elles sont démultipliées dans le genre de l’essai. Au-delà des notes expertes de Marie-Thérèse Eychart, de Dominique Massonnaud et de moi-même, nous avons d’ailleurs confié à Rodolphe Perez l’établissement d’un index nominum, que je crois en l’espèce très utile. Et j’ai dû tenter de refaire une chronologie de l’auteur, moins volumineuse que celle des deux volumes des Œuvres poétiques, mais centrée cette fois sur son activité de lecteur et de critique… C’est la troisième fois dans ma vie que je retrace ainsi de dates en dates, toutes vérifiées, celle d’Aragon…

A.H : Qu’est-ce qui caractérise les essais critiques d’Aragon. En quoi ces textes sont-ils intéressants ?

Olivier Barbarant : Je n’hésiterai pas à le proclamer : ces pages sont souvent des chefs-d’œuvre. Ce n’est pas parce que la littérature ici parle de littérature qu’elle serait moins intense et moins splendide que lorsqu’elle décrit Paris ou chante l’amour. Le classicisme savait qu’il n’y a pas de supériorité esthétique des genres de l’imagination sur les genres de l’analyse. Nous le reconnaissons pour les œuvres anciennes, mais on peine à le reconnaître toujours pour les auteurs contemporains : la littérature d’idées est pleinement littéraire. A mes yeux d’ailleurs, les plus belles pages d’un Valéry ou d’un Gracq sont dans leur prose critique et réflexive. Et la prose d’Aragon, somptueuse, musicale, intensément admirative ou bien cinglante de polémique, est présente dans presque tous les essais. Une Vague de rêves, manifeste surréaliste de 1924, brûle et tournoie autant que Le Paysan de Paris. Le Traité du style est tout à la fois un traité ironique et un pamphlet d’une intensité d’écriture et d’un humour ravageurs. Les Chroniques du bel canto sont une réflexion incomparable sur la poésie, portée par une langue émue ou admirablement persiflante… Je pourrais ainsi faire défiler tous les titres, sans compter l’art de la préface et du texte bref d’Aragon, qui se révèle peut-être, à terme, constitutif de mes passages préférés de notre édition. Certaines préfaces (à Kundera, à Saint-John Perse, à Jean Ristat) ou quelques chroniques, certains articles des Lettres françaises repris dans ce volume forment sans aucun doute, peut-être parce que servis par la contrainte de brièveté, des sommets de son art.

La plasticité du genre de l’essai est également représentée : Aragon a écrit des manifestes, des traités, du commentaire et de l’analyse, de l’éloge et du blâme, de la polémique et du discours d’hommage, funèbre (comme pour Éluard) ou non, mais aussi une part autobiographique souvent affleurante et qui culmine dans le splendide essai Pour expliquer ce que j’étais, par lequel en 1943 Aragon a tenté, en pleine Occupation et juste après la mort de sa mère, de s’expliquer, plus directement qu’il ne le fera jamais, sur sa trajectoire, ses évolutions et transformations, comme cas singulier mais aussi représentatif de sa génération. C’est un texte bouleversant, retrouvé dans les archives d’Aragon, publié de manière posthume en 1989 et passé trop inaperçu depuis, alors qu’il tient de ce que sera Le Roman inachevé pour ses enjeux, et croise aussi à mes yeux L’étrange défaite de Marc Bloch…

Par ailleurs, si l’écriture critique d’Aragon évolue au fil des années, en matière de tonalité comme d’urgence de l’actualité, elle montre aussi ses permanences. Les Essais littéraires confirment ce que nous apprend la fréquentation des romans et des poèmes, à savoir la conciliation chez lui de l’évolution et de la permanence. Comme il fut souvent insisté sur les variations, parfois dans de bien vaines polémiques pour en faire un caméléon (ce qu’il n’est surtout pas), comme il a, indéniablement, mis en scène aussi au fil de sa carrière des effets de surprise et de déplacement (pour qu’Aragon ne soit jamais là où on l’attendait), je voudrais ici insister plutôt sur les éléments de stabilité, qui sont moins commentés. Certains auteurs accompagnent Aragon tout au long de sa vie : Lautréamont, Rimbaud, Hugo, mais aussi Barrès, avec toutes les réserves et les explications d’une admiration inchangée pour ce dernier. Autre constance, chez Aragon, la capacité d’émerveillement qui ne marchande pas son admiration, et qui fait de la critique littéraire souvent une pratique de l’éloge – et réciproquement du blâme, avec une verve polémique particulièrement savoureuse.  Enfin et surtout, la critique littéraire, portée par la langue d’un écrivain, n’a pourtant rien à envier à l’érudition des savants : l’ouverture d’esprit, mais aussi la profondeur des connaissances, sont sidérantes, d’autant qu’Aragon ouvre à des champs très divers : les littératures étrangères, la culture classique, les auteurs dits « mineurs », dits « petits romantiques » par l’histoire littéraire dont Aragon bouscule les hiérarchies, la littérature médiévale dont la collection dans la bibliothèque d’Aragon est digne des meilleures universités de son temps… L’ouverture d’esprit, la capacité de découverte, de l’ailleurs comme des plus jeunes, du plus ancien comme du plus récent, marquent toutes les pages.

Plus globalement encore, la démarche critique d’Aragon brasse sans a priori dogmatique toutes les dimensions de la création littéraire. Chez lui, l’histoire et le contexte sont évidemment essentiels, mais pas moins que la créativité verbale.  La question de l’auteur est constamment interrogée, mais aussi la place du lecteur, et la question, si dominante désormais, des lectures actualisantes (que fait-on de Racine aujourd’hui ? Que lit-on avec nos consciences actuelles ?) est également envisagée, pour la cerner comme pour en montrer les limites et savoir ce qu’on fait quand on rêve le texte qu’on ne lit plus dans son contexte. Même à le bien connaître, on est assez ébloui de ce qu’il a lu et su, de la grammaire guillaumienne aux considérations marxistes, des formalistes russes aux écrits esthétiques des romantiques… Tout cela converge dès les années 1950 et se lit dans les pages admirables de La Lumière de Stendhal qu’a présentées et établies Dominique Massonnaud. Il ne s’agit pas du tout d’une approche critique surannée : il y converge tous les éléments de la création littéraire que des dogmatismes successifs en matière de théorie littéraire longtemps n’ont cessé de faire jouer l’un contre l’autre : le langage contre l’Histoire, ou réciproquement ; l’inconscient contre le réalisme ; la sociologie contre les formes ; la structure contre l’expression… L’écrivain n’a pas eu besoin d’attendre la fin du structuralisme pour sortir du « démon de la théorie », tel qu’il fut dénoncé et d’une certaine manière acté désormais dans la recherche universitaire…

Enfin, le plus remarquable trait d’unité sans doute tient à ce que cette parfaite connaissance des théories littéraires n’encombre pas le discours critique. Au contraire, Aragon, esprit plus analytique que synthétique, refuse les grandes idées avec lesquelles s’écrivent de sonores mais creuses généralités. Il excelle à faire entendre la qualité d’un vers, d’une sonorité, sa réverbération dans l’imaginaire … A titre d’exemple, je pourrais citer le commentaire d’un vers de Nerval (mais de telles études abondent, et peuvent, légitimement je crois, émerveiller) qui n’est justement pas un vers dit « nervalien », sans le riche apparat imaginaire célébré à juste titre dans Les Chimères… : « Les grands arbres aux rameaux noirs ». Le mystère de la simplicité, qu’il célèbre régulièrement, chez des auteurs injustement méprisés comme chez les génies reconnus… Je laisse aux lecteurs le plaisir de découvrir ce qu’il en dit, ce qu’il en fait, comme en passant, dans les boucles et trilles d’une critique littéraire aussi étourdissante que nourrissante.

A.H : Vous êtes vous-même poète et critique littéraire. Comment vivez-vous toutes ces activités, notamment en rapport avec l’enseignement ? Autrement dit, les trois champs se nourrissent-ils les uns les autres ou bien leur arrive-t-il de susciter un certain chaos ?

Olivier Barbarant : Je me reconnais pleinement dans votre dernier mot : une certaine forme de chaos, qui ne concerne pas que les activités intellectuelles ou d’écriture, m’a toujours paru caractériser ma vie ! Mais pour s’en tenir à ce qui s’écrit, entre la critique de l’actualité poétique telle que je la pratique mensuellement dans la revue Europe ou ailleurs, la critique plus directement liée à ma première spécialisation universitaire, à savoir Aragon, l’écriture personnelle de poésie et le travail d’un fonctionnaire de l’éducation nationale en charge désormais d’écrits divers (celle de programmes, de rapports de concours, de ressources pédagogiques, de rapports de l’inspection générale, etc.) je vis en fait de moins en moins de rivalités. Bien entendu, un rapport ne s’écrit pas de la même manière qu’une analyse d’un livre aimé… Mais j’en viens à me dire que tout ce qui fait écrire permet de déverrouiller la langue, « d’assouplir les jointures », comme l’écrivait Aragon dans Les Poètes. Je crois même que l’effort de lire stylo en main, et de rendre compte de ses découvertes, auquel me contraignent la chronique pour Europe depuis des années, m’a permis de repenser chaque fois la poésie, et la mienne, et que j’en sors enrichi et plus libre dans l’exercice de ma propre œuvre. La critique, en rivalité avec la création, est devenue chez moi son atelier. La leçon d’Aragon là aussi se répercute jusque dans la manière, plus déliée aujourd’hui qu’hier, d’aborder la critique comme un texte personnel, délesté des contraintes de la rédaction savante, soucieuse plus que jamais non pas seulement d’expliquer un poème, mais d’en faire ressentir la vibration…

A.H : Votre œuvre poétique prend de plus en plus d’ampleur. Comment écrivez-vous ?

Olivier Barbarant : Je n’écris de poésie que quand j’y suis contraint : je n’ai jamais eu de « projet » ni de demande de temps libéré « pour écrire ». Même, quand je disposais, étudiant, de plus de liberté personnelle, et que j’essayais d’écrire un poème en en forçant la naissance, le résultat était lamentable, artificiel. Pis encore, je pouvais sombrer dans la mélancolie de l’écriture si attendue qu’empêchée… Seule l’urgence, suscitée par l’expérience (quelque chose d’intense, ou de singulier, ou de si miraculeusement banal qu’il suscite la hantise, une rencontre au sens le plus large, d’un être, d’une chose, d’un instant) déclenche l’écriture poétique, qui trouve dès lors moyen de se nicher au milieu des autres occupations, quitte à sacrifier quelques heures de sommeil… Pour un projet éditorial de longue haleine, comme une Pléiade, il est certain que les équilibres sont plus complexes – et sur la fin du travail, les heures volées sont devenues trop régulièrement des nuits…

A.H : Beaucoup de grands poètes sont partis au cours de ces dernières années, dont Serge Sautreau, en 2010, Édouard Glissant en 2011, Jean-Claude Pirotte en 2014, Alain Jouffroy en 2015, Yves Bonnefoy en 2016, Lorand Gaspar en 2019, Salah Stétié en 2020, Philippe Jaccottet et Bernard Noël en 2021, Michel Deguy en 2022, Jean Ristat en 2023. Comment la poésie française se portera-t-elle désormais ? De quel œil voyez-vous ce qui se fait aujourd’hui, entre ce qui est écrit et publié, et ce qui répugne au livre et se présente comme la disparition performance ou installation ?

Olivier Barbarant : Ajoutons-y plus récemment encore Guy Goffette, puis Jacques Réda, et Jacques Roubaud… Une génération s’éloigne, de ceux qui étaient les grands poètes de ma jeunesse. Je n’oublie pas leur érudition, leur exigence, dans des esthétiques dissemblables, leur souci de réflexion aussi. La poésie la plus récente (celle qui vient d’auteurs et d’autrices nés entre les années 1980 et 2000) me paraît plus expérimentale, plus liée aux pratiques des arts plastiques, de la scène et de la performance, que nous ne l’étions publiant nos premiers livres au seuil des années 1990, 30 ou 40 ans après les débuts de ces grands aînés. La poésie récente est bouillonnante, intéressante en cela, et par cela même échevelée, multiple, paradoxale, et de qualité fort diverse. Je n’ai aucune nostalgie ; je m’inquiète en revanche de l’étroitesse des références, qui fait que ceux qui aiment les objectivistes et la poésie américaine me paraissent ne citer que ceux-là, comme jadis les « poètes de la poésie » ne citaient qu’un versant hölderlino-heideggerien… Pour ma part je ne renonce pas à l’idée que la littérature s’écrit avec tout le passé des œuvres, et qu’elle ne peut pas, sinon à renoncer à elle-même, ne pas se poser la question de la langue. Le désir du témoignage et de l’expression conduit, en littérature en général, et en poésie aussi désormais, à l’ineptie d’une vision thématique des œuvres, que l’on juge bonnes quels que soient les clichés et les platitudes de leur langue, parce que la cause est bonne, de manière aussi dogmatique que le faisaient jadis les thuriféraires du réalisme socialiste… Cette incurie morale du tout à l’ego testimonial, qui ne s’inquiète jamais de la question « comment dire ? » pour vanter son (répétitif) témoignage de victime, de minoritaire, de transfuge de classe, etc. dans une langue écrasant toute singularité et finalement toute prise sur le réel, ne peut colporter que de fastidieux poncifs. Mais ce n’est qu’une vague que cette mode-là, que j’espère passagère : la littérature est ailleurs. Et d’intéressantes voix dans le même temps se sont levées, avec une indéniable augmentation de la création féminine, et une génération heureusement plus diverse que ne l’est une trop facile caricature… Je dirais que la poésie francophone actuelle est vivante, aventureuse, souvent désordonnée. Parfois bâclée et nulle, trop souvent bâclée, mais pas seulement, loin de là !

A.H : Dionys Mascolo, qui était si proche de Marguerite Duras, de Robert Antelme et d’Edgar Morin, écrit : « Sont également de gauche en effet ― peuvent être dits et sont dits également de gauche des hommes qui n’ont rien en commun : aucun goût, sentiment, idée, exigence, refus, attirance ou répulsion, habitude ou parti pris… Ils ont cependant en commun d’être de gauche, sans doute possible, et sans avoir rien en commun. On se plaint quelquefois que la gauche soit “déchirée”. Il est dans la nature de la gauche d’être déchirée. Cela n’est nullement vrai de la droite, malgré ce qu’une logique trop naïve donnerait à penser. C’est que la droite est faite d’acceptation, et que l’acceptation est toujours l’acceptation de ce qui est, l’état des choses, tandis que la gauche est faite de refus, et que tout refus, par définition, manque de cette assise irremplaçable et merveilleuse (qui peut même apparaître proprement miraculeuse aux yeux d’un certain type d’homme, le penseur, pour peu qu’il soit favorisé de la fatigue): l’évidence et la fermeté de ce qui est. »

En partant de cette thèse, seriez-vous un homme de gauche ? Si oui, en quoi cela consiste-t-il exactement ?

Olivier Barbarant :  Je ne puis pas dire autre chose que : « Je suis de gauche ». Sans m’en réjouir particulièrement, sans trop m’en navrer pour moi-même. Je ne me demande pas devant un dilemme quelle voie est la plus efficace, mais quelle voie est la plus juste. C’est une opposition simple, mais plus efficace que celle qui prétend opposer un « conservatisme » et un « progressisme » qui changent de valence sous nos yeux, quand les chantres du progrès technique assassinent la terre et les hommes, et que l’idée de converser quelque chose de la culture dans l’entreprise de démolition des divertissements culturels a tôt fait de vous faire qualifier de réactionnaire. Je suis de gauche et c’est par cela que souhaite qu’il que chacun ait droit à Racine comme à Ovide, à Hélène Dorion comme à Rabelais. Je suis de gauche et c’est pour cela que je m’inquiète devant toutes sortes d’inquisitions morales portées désormais par des êtres qui se réclament de ce camp. Je suis de gauche (de la gauche de Lorca, de Pasolini, de Visconti…) et c’est pour cela que je ne serai jamais gauchiste.

A.H : Le monde, déjà ténébreux, s’est sauvagement obscurci depuis le 7 octobre 2023. Le monde dit « civilisé » a l’air de sombrer dans la barbarie et l’injustice car ceux-là qui soutiennent l’Ukraine contre Vladimir Poutine soutiennent Benjamin Netanyahou contre la Palestine et le Liban. Comment le poète et avant lui l’homme aborde-t-il cette actualité brûlante ? De quels outils disposons-nous pour y faire face ?

Olivier Barbarant : Le citoyen peut des choses : trop peu, avec le sentiment brûlant de l’inefficacité, mais il peut tout de même manifester, protester, contribuer, soutenir… Je suis habité par le désarroi du citoyen planétaire postmoderne qui assiste sur des écrans multipliés à des massacres, à des tragédies, avec ce que j’ai appelé dans un poème intitulé cruellement « À l’écoute », dans le recueil Un grand instant, « le sel pour rien des larmes dans les cils ». La Palestine nous déchire le cœur depuis mon enfance… La méditerranée, qui est ma mer (ma mère, aussi bien, italienne d’origine) est un cimetière des exilés, qu’on choisit de baptiser « migrants », comme des oiseaux…. J’ai toujours eu, au Maghreb, au Liban, le sentiment de notre parenté : en dépit de la géographie, mes ancêtres de Gênes étaient plus proches du mode de vie tunisien que de celui de l’Autriche pourtant plus voisine. Mais je ne vais pas m’étendre sur ce que nous tentons de faire, avec des forces hélas qui me paraissent parfois de plus en plus faibles : pour s’en tenir à la littérature, qui nous réunit ici, je me demande toujours, quand me ronge le besoin d’écrire sur l’état du monde, si ce que je dis peut tenir sur un tract plutôt que dans un recueil, et avec quelle efficacité comparée. Je ne vois pas l’intérêt, sinon de satisfaction narcissique, de « dénoncer » en vers tel crime qui sera lu devant un public conquis d’avance, et dont l’appréciation sera elle-même narcissique :se réchauffer autour du « bien envoyé » ou du fait qu’on se sente avoir raison inter nos, c’est tout simplement obscène. Ou le petit frisson d’être si sensible, de se mettre en scène, déchiqueté par la douleur du monde à laquelle on assiste sans avoir jamais senti le souffle d’une balle ou d’une bombe… Le poème ne peut s’approcher de ces tragédies que si et seulement si ce que dit le poème ne pouvait pas être formulé autrement que par lui. Alors il importe. Dans le cas contraire, il satisfait de petites jouissances nombrilistes, ou enlumine des tragédies.

A.H : Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?

Olivier Barbarant : Angoissé dès la jeunesse par la menace de la mort, annoncée à mes vingt ans, et dont je fus épargné par les progrès de la médecine infectieuse, je vieillis désormais avec la certitude que je ne voudrais surtout pas recommencer. Et je ne vois pas d’autres choix, quand c’en étaient, que ceux que je fis. Dans mon éducation comme dans mes amours, aussi complexes fussent-elles et demeurent-elles. Ce n’est pas que je ne me sois jamais trompé : mais je préfère m’être trompé comme je l’ai fait.

J’avais dans les Odes dérisoires écrit un poème répondant à votre question : « Complainte en cas de résurrection : « Si je reviens faites de moi par pitié la vapeur d’un bain/ La moitié d’une feuille d’arbre la fleur très jaune des courgettes/ La cendre dans le vent un instant à se prendre pour une aile d’oiseau … » Cela finissait par : « Faites de moi moins au moins que moi-même/ Un cil qu’on chasse d’une joue/ Ou au bord d’une bouche en M / que je voudrais en minuscule ». Une envie de légèreté, de grâce… Sans plus rien qui « pèse », comme eût dit Verlaine. Mais je puis ajouter, pour vos plus précises demandes, sans réfléchir : un mot : torse ou craie, peut-être les deux, et ce qu’ouvre de rêveries leur association. Un arbre : un olivier (c’est déjà mon prénom : c’est petit mais résistant, âpre au soleil et à la terre sèche, têtu, méditerranéen…). Un animal : un chat. Forcément un chat.

J’ai quelques traductions, dans des revues, en grec, en espagnol, étrangement en néerlandais… Au hasard, je crois, des rencontres. Je serais très heureux de voir mes vers portés dans la si belle danse graphique et sonore de la langue arabe. Certains poèmes brefs me paraissent pouvoir rencontrer le chant du monde que je croise chez des auteurs classiques du monde arabe ou arabo-andalou… Mais je crois que je vous proposerais le plus long « Llanto de dos amores rotos », au titre espagnol mais évidemment écrit en français, qui clôt les Partitas pour violon seul que viennent de publier les Éditions Gallimard. Que le violon de Bach y rencontre l’oud, dont la sonorité m’arrache des larmes, pour un chant d’amour qui s’achève par : « Tant pis pour le cœur qu’écartèle/ d’à droite à gauche se jeter/ J’aurai tenté comme aucun autre// Ayant tout misé sur des corps/ Où j’ai vu la vie crépiter//Sans doute la plupart ignorent/ Que j’ai su si bien les aimer ».

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Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.
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