« La nuit nous emportera » roman de Mahi Binedine : Mères en résistance, fils sacrifiés
Par Djalila Dechache
Voici un roman aux allures autobiographiques dans un Maroc des années 60 sous le règne du roi Mohammed V.
Le titre très subtil distille sa quintessence tout au long du roman jusqu’à la fin.
Là, à Marrakech, la vie s’écoulait paisiblement dans une famille de cinq enfants, deux filles et trois garçons, sans mari, ce dernier est parti du jour au lendemain conter fleurette ailleurs vers une femme plus jeune sans doute comme la plupart du temps dans les familles patriarcales méditerranéennes et plus encore.
Cette histoire pourrait se dérouler partout dans une autre ville qui borde cette mer fertile.Il y a tant de points communs entre les femmes abandonnées avec enfants, la grande liberté des hommes qui font vraiment ce qu‘ils désirent, quittent le foyer sans se retourner et sans se soucier ce qu‘il adviendra de sa famille. Comment est-il possible que ce comportement est le même partout chez la gent masculine ? La plupart font cela et sans regrets et sans que la société puisse réagir.Les hommes sont trop libres et les femmes pas assez.
Restent les femmes, toujours elles pour faire vivre la maisonnée tant bien que mal, Lalla Mayama et Johara, la nounou à la peau d ‘ébène, servante, cuisinière, gouvernante tout à la fois.
Deux vies parallèles se déroulent, celle des femmes adultes à l’intérieur de la maison, et celle des enfants, plutôt à l’extérieur.Un jeune enfant, Sami est le narrateur de cette histoire.
Sami, Samia c’est la même chose …
La grand-mère ou Maman-du-bled ne vit pas sous le même toit mais ce n‘est pas pour cela que c’est plus facile, bien au contraire.
Elle décide de prendre avec elle, à El kelâa à la campagne, Sami qui dort encore avec sa mère, aussi mignon qu’une fille avec ses beaux cheveux bouclés.
Après moult tergiversations, Lalla finit par céder le coeur pincé et la larme à l‘oeil. Aussitôt rentrée chez elle, Maman-du-bled féminise le petit garçon en lui donnant le prénom de Samia, lui pose un élastique dans les cheveux, lui met une gandoura.Et Hop il est devenu une fille.C’est étrange parce que c’est plutôt le contraire qui serait plus volontiers pratiqué dans une région du monde où le masculin est roi.
Un autre fils, Abel, bientôt officier, l’ainé de la fratrie, souvent absent, il rentre chez lui au gré des permissions de l’armée. Il est le héros de la famille, il envoie un peu d’argent de sa solde à sa mère. Il est aussi la fierté du quartier lorsqu’il se pavane dans les ruelles de la ville.
La tranquillité est de courte durée, un jour un coup d’état frappe le roi, c’est Abel qui se fait prendre, il a participé au soulèvement.
« Citoyens, citoyennes, l’armée révolutionnaire a renversé la monarchie pour le bien du peuple… ».
Abdel l’espoir d’une vie meilleure a disparu
La mère d’Abdel est au plus mal, son fils a disparu, les informations ne disent rien sur lui, il est en prison il a participé à la révolte, lui et d’autres « ont été trompés par des généraux félons ».
Abel est dans sa « retraite du Nord » du pays, une fois par semaine sa mère le visite avec des victuailles, des livres et des cigarettes. Le panier lui coûtait la moitié du budget hebdomadaire, un vrai sacrifice , il fallait choisir entre Nourriture, habits ou médicaments, une torture ! La maison est sous contrôles avec des indics partout.
Un jour de visite, le gardien de la prison de l’accueil ne la reconnait pas, ni son nom si celui de son fils. Elle qui était venue chaque semaine pendant deux ans, vient aujourd’hui avec Sami et Johara pour fêter l’anniversaire d’Abdel, tous leurs espoirs se trouvent anéantis. Les gardes ont reçu ordre d’interdire les visites. Quelle sourde violence !
Puis Abdel a été envoyé à la prison de Kenitra, une autre ville du royaume. Encore une fois on intime l’ordre à Lalla de quitter les lieux, que ce nom n’existe pas dans les registres. Une fois de plus, l’ordre vient d’en haut.
Chaque vendredi des femmes venaient régulièrement visiter un prisonnier de leur famille. Un jour la rébellion s’est organisée, elles sont devenues les dames blanches, vêtues de la tête aux pieds de blanc, les mendiants les accueillaient par des chants sacrés, des versets du Coran, elles avaient des paniers de nourriture pour eux. La police en voiture banalisée et malgré ses tours de veille n’a rien fait contre elles.
Une scène digne de la cour des miracles avec des culs-de jatte, des estropiés, des mendiants, des badauds scandant à l‘envi des paroles sacrées et autres psalmodies.
Une mère seule crie ses tripes
« Rendez-moi mon sang monsieur, pour l’amour du Ciel lui dit-elle ! ». Deux gardes se ruent sur elle pour la dégager et la déplacer de l’autre côté du trottoir . Une scène hyper surréaliste ! Son panier de victuailles fait la joie des mendiants.
De tout cela, Lalla s’épuisait vainement contre la machine royale à châtier et à remplir ses geôles.Elle n‘avait plus de force, même pour manger Johara si dévouée, la considérait comme une enfant, son corps se dérobait, la nounou l‘habillait, elle lui massait les pieds.Lalla se rendait au travail, ne rentrait que pour l’heure du repas du soir.
Lors du dixième anniversaire de la fête du Trône, le moment des grâces royales avait sonné. Tout le monde pense à Abdel, en bénéficiera-t-il ? La maison est en effervescence, il faut tout nettoyer du sol au plafond pour le retour de l’enfant prodige qui croupi en prison, il vient d’avoir 40 ans. Cela se fête !
La suite ne peut se dire, ne peut s’écrire, c’est un drame atroce, un drame horrible que seule une mère peut faire pour se défaire de sa souffrance infernale.
Le livre de Mahi Binedine se lit comme un conte avec une fin tragique, son style est fluide, on jurerait qu‘il l’a dicté à voix haute, sans effort. C’est ce qui fait que ce roman est si attachant, drôle avec des personnages secondaires pittoresques et des personnages principaux exemplaires dans leur manière de résister aux aléas de la vie.
C’est le fait que Lalla fait équipe avec Johara et inversement qui donne cette profondeur et cette force humaines féminines.
« Ce nouveau roman revient sur l’histoire du fils aîné des Binebine, Aziz, (renommé Abel) qui a réellement fait des années de bagne – l’enfer de Tazmamart – pour avoir été, comme officier, entraîné dans le complot de l’armée visant Hassan II. Aziz Binebine a raconté son martyre dans un livre publié chez Denoël en 2009 Tazmamort ». ( extrait du magazine Le point du 10 avril 2025, article de Valérie Marin La Meslée).
Regarder sur Souffle inédit
La nuit nous emportera roman de Mahi Binedine, Editions Robert Laffont, 2025. 184p.