Au soir d’Alexandrie un roman d’Alaa El Aswany, traduit de l’arabe par Gilles Gauthier chez les Editions Actes Sud, 374 p, 2024.
Au soir d’Alexandrie – Roman d’Alaa El Aswany
Par Djalila Dechache
Dès les premières lignes, le lecteur est happé par la narration d’un grand conteur qu’est Alaa El Aswany, disciple de son prédécesseur et maitre le grand Naguib Mahfouz (1911-2006) prix Nobel de littérature en 1988, agressé en son temps par des islamistes. Le départ précipité vers les Etats-Unis de Alaa El Aswany est sans doute lié à cet événement, étant lui-même menacé en tant qu‘écrivain considéré subversif.
Après J’ai couru vers le Nil, l’auteur aborde l’histoire d’Alexandrie et de l’Egypte, roman attendu à lire sans attendre.
Un microcosme cosmopolite
Durant les années 60, l’Egypte rayonnait, c’était le temps où les mondes se mêlaient, où Alexandrie chantait, dansait, rêvait, parlait, trinquait et se fatiguait….des amis se rencontraient sous le nom de groupe de Caucus, privatisant une salle du fameux restaurant Artinos situé sur la corniche, où tout ce que compte cette ville méditerranéenne en décapotable Ford 1957 et sièges en cuir rouge, se pressait, accueillie par un portier, afin de goûter le raffinement en toute chose, par un personnel trié sur le volet dont le barman Carlo, beau gosse à souhait, grand orchestrateur de ce petit monde.
Il y avait, à partir de minuit, ce groupe restreint dont l’avocat Abbas el-Qosi, Noha Shawarbi, Lyda Artinos, fille de Georges le propriétaire du restaurant, le peintre Anas el Saïrafi, Tony Kazzan et Chantal Lemaître propriétaire de la librairie Balzac, rue Fouad, épargnée « par la décision qu’avait prise le gouvernement égyptien d’expulser les Français résidant en Egypte à la suite de la participation de la France à l‘agression tripartite de 1956 entre La France, la Grande-Bretagne et Israël à la suite de la nationalisation du canal de Suez ».p16.
Ce microcosme, ce Caucus refait le monde à chaque fois entre convictions personnelles et vapeurs de whisky, évoquent le Président Gamal Abdel Nasser (1918-1970), ses actions en faveur du secteur tertiaire, de la gratuité de l’enseignement ou encore le barrage d’Assouan.
Depuis que le pays est devenue la République Arabe Unie en chassant le roi Farouk en 1952, Nasser le dirige de main de maitre. Tous, qu’ils soient égyptiens ou pas se demandent ce qu‘il va advenir de leur destinée, de ce cosmopolitisme si vanté en exemple.
Ces acteurs de la société alexandrine vont être amenés à jouer un rôle particulier, chacun à sa façon et subir les retombées des choix politiques de Nasser.
C’est Chantal, la française qui a la critique l’a plus dure envers le souverain égyptien a fortiori lorsqu’elle a bu, un peu trop , elle se désinhibe et se lâche un peu trop par le verbe.
A telle enseigne que lorsqu’elle rentre chez elle au milieu de la nuit titubante, conduisant comme une dératée, elle effectue un rituel précis avant de se coucher et surtout le matin afin d‘effacer sur son visage vieillissant les affres de la nuit passée et reprendre le contrôle de sa vie. Alaa el Aswany, pas vraiment tendre envers les femmes, la dote de trois phases distinctes sur son état d‘alcoolémie : mélancolie, gaité et agitation, pour finir en amertume.
L’auteur donne la parole aux acteurs élitistes de la vie sociale en critiquant l‘autoritarisme du leader charismatique du pays, voulant surveiller toutes les sphères de la société.
Des changements importants vont advenir mettant à mal la liberté de chacun et chacune.
Avec un style rompu aux descriptions pointues, un malin plaisir à tirer les ficelles de ce spectacle, Alaa el Aswany transforme son récit en un roman à suspense où toute personne devient paranoïaque, allant jusqu’à espionner et soupçonner son voisin, se demandant ce qu’il ou elle a pu transgresser au point de soulever l’ire au plus niveau de l’Etat.
D’autres pays arabes ont fonctionné sur ce modèle.
Des fresques romanesques
Avec le Raïs, une nouvelle classe sociale est arrivée sur le devant de la scène, les officiers et leur famille, leur cortège de privilèges pour eux et leurs enfants, vivant dans de luxueuses villas avec Baouabab (portier), arrachées comme biens vacants à ceux du régime précédent.Ils arrivaient comme des éléphants dans un décor de porcelaine sans connaitre les règles de l’étiquette.
Ils ont fait l’objet de feuilletons et autres soap opéra que les télévisions locales diffusaient régulièrement sur leurs chaines et sur celles du monde arabe.
Le monde d’avant est révolu, balayé, effacé pour une vie plus ancrée dans le communautarisme et donc repliée sur elle-même
Il faut renouer avec les nôtres, notre avenir est Um el Dounia ( la mère du monde) que tous répètent à l ‘envi.
Je voudrais simplement évoquer brièvement le sort donné à Farid El Atrache, le grand chanteur syrien dont on fête cette année le Jubilé de son décès ; il a vécu durant cette période jusqu’à atteindre les plus hautes cimes nationales et internationales de la célébrité et a dans le même temps, il a vécu un ostracisme sévère de la part de musiciens égyptiens installées et connus, qui ont vu en lui non seulement un génie du’Oud mais un compositeur capable de les détrôner.Farid El Atrache a su gagner par sa gentillesse et son sens du partage, le coeur du public égyptien, arabe et au-delà.Plus de 90 % de ses archives ont été brûlées sans raison pour l’effacer à jamais du panorama égyptien. Sauf que celui-ci reste bien vivant par ses 500 chansons et ses 31 films. Je précise que cet état de fait n’a rien à voir avec Gamal Abdel Nasser.
Les cinq romans écrits en arabe égyptien de l’auteur sont admirablement bien traduits en français par Gilles Gauthier.
Devenu « affranchi » de toute contrainte depuis qu‘il vit aux Etats-Unis, l‘auteur laisse libre cours à son esprit critique et clairvoyant, tout en insufflant l‘amour qu’il porte à son pays.Malgré tout, c’est pour notre plus grand bonheur où que l’on soit.
Alaa El Aswany
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