Roman

Minuit à Alger de Nihed El-Alia

Minuit à Alger de Nihed El-Alia

Une émancipation tenue en échec

Minuit à Alger de Nihed El-Ali

couverture du livre Minuit à Alger de Nihed El-Alia

Acte de liberté par excellence, mais aussi de révolte et de prise de distance vis-à-vis de soi, le roman de Nihed El-Alia, Minuit à Alger, à côté d’Amour, extérieur nuit (2022) de Mina Namous, est une œuvre rare dans le paysage littéraire algérien. Écrit par une femme née à Alger en 1990, ce roman nous livre, du moins dans un premier niveau de lecture, avec une langue sensuelle, opiacée et violente, l’histoire d’une quête impossible où l’auteur couche sur le papier les dédales du labyrinthe de la solitude à travers lequel Nihed est devenue El-Alia. Les débuts sont dans les pseudos. L’élévation vient après. On passe de masque en masque. Ces flèches faites de mots qui font saigner les tabous et la honte ; font éclore la franchise, les désirs charnels, les délices des cœurs.

Performance littéraire par une audacieuse écriture de l’intime, Minuit à Alger rappelle La Soif d’Assia Djebar (1957) – cette histoire d’émancipation affective d’une jeune algérienne atypique en pleine guerre de libération nationale. Bien que ces deux romans se rejoignent dans la critique des traditions, du statut minoritaire de la femme et dans la revendication d’une émancipation totale et inconditionnelle, La Soif d’Assia Djebar se distingue de Minuit à Alger par son style incontestablement plus lyrique, par son contexte politico-historique,  par une analyse subtile des rapports entre les sexes et par une quête de soi largement plus élaborée et  complexe, accompagnée d’une profonde introspection questionnant l’intime l’émergence de l’émoi amoureux. Sur ces deux romans planent deux parfums de liberté bien différents.

En dehors d’Alger, point de salut !

Une femme rentre à Alger après deux ans d’absence. Installée à Paris puis à Londres pour ses études, elle avait tout pour être heureuse. En apparence seulement. Cette femme, Safia, fait partie d’une « poignée de privilégiées ». Ses parents, médecins, sont à la tête d’une grande clinique privée algéroise. Mais, et il est difficile de savoir pourquoi, elle « porte un vide terrible dans le cœur ». Safia est « mélancolique, irrésistible et antipathique. Une bête blessée, qui aime la vitesse et les trous noirs ». D’emblée, elle se présente, annonce sa couleur : « je suis une grande égoïste… Je pense avoir le monopole de la souffrance alors que je ne compte même pas les cœurs dont j’ai pu abuser et qu’ensuite, j’ai brisé ».

De retour à Alger donc, Safia est invitée au mariage de sa cousine. Les festivités se déroulent à l’hôtel Hilton. Elle se met à l’écart de ce mariage qu’elle estime être « une vente privée ». Elle veut prendre l’air. Dans le jardin de l’hôtel, elle aperçoit un homme seul, assis, « un verre dans une main, une bouteille de Jack dans l’autre ». Elle l’aborde en lui demandant du feu. La discussion s’enchaîne. Et puis une énigme : la présence de cet homme mystérieux et seul la rassure. Elle se sentait moins seule. Un silence lourd de tension s’installe. La conversation prend fin et chacun des deux se perd dans la masse des corps se mouvant sous les effets de la musique. De cet inconnu, Safia a retenu une image, celle d’un homme avec qui elle s’est sentie en paix, enfin chez elle. Elle ne lui a pas demandé son prénom, mais a juste retenu ses initiales : Monsieur M., le buveur solitaire, va la marquer au fer rouge. Depuis cette nuit, les déambulations nocturnes et enivrées de Safia dans Alger débutent.

Femme absurde, Safia ne sait pas vers où elle va, comment orienter sa vie, où trouver une espérance. Elle ne s’arrête jamais. Un verre de vodka suit un autre de whisky, puis des joints, le saint Graal étant la coke qu’elle respire comme l’air enchanté de la Baie d’Alger, au coucher du soleil. On peut même se demander si ce personnage brouille, dans la fiction même, les frontières entre le vraisemblable et l’hallucinatoire. Son rythme de vie ? « Quand je ne danse pas, je bois, quand je ne bois pas, je fume, quand je ne fume pas, je tape. Et je recommence. Danser, boire, fumer, taper… ». Un supplice, une pièce médiocre, mal écrite, mal jouée. Voilà tout. Safia souffre, mais de quoi ? De la perte d’un visage aimé parti trop tôt, trop jeune, injustement. Sarah. Son spectre ne la quitte jamais. Elle traîne avec elle le boulet de la culpabilité de sa mort – un suicide atroce. La mort de Sarah l’obsède et cristallise en elle quelque chose d’indicible, de fuyant. Peut-être la mort de l’amour en elle ? Certainement une éternelle intranquillité de l’être. Safia souffre aussi de l’exil. Un exil intérieur et extérieur. Loin d’Alger, elle souffre. Vivre loin de cette ville pour elle est une irrécupérable dépossession. Une mort certaine. Son amour pour la ville Blanche qui plonge au milieu des mers est profond, incommensurable.

Minuit à Alger est un roman habité par trois absences : celle d’un homme, Monsieur M., celle d’une femme, Sarah, celle d’une ville, Alger. Safia, personnage absurde, excessif, révolté, provocateur, lassant et méprisant, parfois déstabilisant, est amoureuse de ces trois absences. Ses « moments de lucidité sont impitoyables », mais elle s’accommode de sa « souffrance intérieure » comme de « la solution ». Elle sait que le « bonheur n’existe pas » et que le spectre du suicide de Sarah l’habitera jusqu’à sa mort. Inconsolable culpabilité !

Condamnée par avance à vivre dans l’impossibilité du bonheur dans l’endogamie sociale d’une bourgeoisie algéroise vouée à l’hubris et à l’ostentation, Safia, sachant que « Tout ça, c’est du vent » – comme l’écrivait Kateb Yacine dans Le polygone étoilé (1966), n’épargne personne en sa qualité d’« Indocile » de la nuit. Récalcitrante et emmerdeuse, elle est sans concession, jusqu’à la caricature. De quoi est-elle incapable ? De savourer une vie simple, ses plaisirs qui ne s’achètent nulle part.

La langue de Minuit à Alger est rapide, accélérée ; fine et dangereusement éruptive. Son rythme dépasse largement celui du lecteur. Atterrir dans ce roman exige un effort, un renoncement au confort. Il faudra se mettre à courir derrière Safia avec la certitude de ne jamais pouvoir l’atteindre. La nuit en conquête, le jour elle se repose à peine. Elle ne dort pratiquement pas. Toujours en mouvement. Engloutie dans la consommation des drogues dures et des liqueurs de toute sorte. Il faut faire chic, quand même ! Boire le contenant, la marque surtout, secondairement le contenu.  Un « besoin d’autodestruction » m’anime, crie Safia. Une pulsion étrange qui la rend étrangère à elle-même et aux autres.

Comment lire Minuit à Alger dans la constellation de sens qui s’offre au lecteur ? L’auteur de ces lignes dira comme une certaine image de l’Algérie contemporaine, prise dans les mailles des filets de ses contradictions, celles du conservatisme social, mais surtout politique qui écrase les plus démunis et laisse les mieux lotis se bercer dans leurs illusions autarciques. Comme le formule pertinemment Safia, Alger, et par extension l’Algérie, est habitée par « deux peuples » : le peuple de la nuit et celui du jour, celui des « bas résille », et le peuple du jour, celui du hijab (ou le haïk comme aime dire Safia) ; les amateurs de liqueurs et de coke et les premiers fidèles aux portes des mosquées à l’aube. Un échange de bons procédés.

Cependant, un deuxième niveau de lecture plus attentif aux limites de ce captivant journal de bord ne peut laisser chez le lecteur qu’un sentiment d’inaboutissement. Sans trop s’étaler sur l’absence des femmes issues des classes moyennes et populaires qui, elles, peuvent aussi porter des « bas résille » et ne sont guère réductibles ni au voile ni au « haïk » ; sans trop insister sur le jugement sévère, voire le mépris de classe, que porte Safia sur la fascination des jeunes des quartiers populaires d’Alger pour ses robes courtes et moulantes, il est regrettable de voir la notion d’émancipation assimilée avec celle d’hubris. Si le roman aborde des thématiques critiques, capitales pour notre temps, le traitement qu’y fait est complètement insatisfaisant, voire caricaturale. Tout est centré sur l’excès, l’ostentation surtout. Bien que la narratrice soit amoureuse d’Alger, la ville Blanche est absente du roman ; les lieux où elle joue son destin, son impossibilité de vivre, sont des espaces d’aliénation, des bourbiers de la mort.  Aussi, la dénonciation – très faible politiquement – dans le roman de la rigidité d’une Algérie confisquée et cadenassée dans son conservatisme politique, social et religieux a pour corollaire la sclérose et l’aveuglement d’une certaine classe bourgeoise qui, par son sentiment de supériorité, a vidé le contenu et la charge politique du mot « émancipation ». En résumé, Minuit à Alger, en sa qualité de roman autofictionnel, manque de romanesque.

 

Nihed El-Alia, Minuit à Alger, Alger, Barzakh, 2022, 248 pages., 800 DA.

Faris LOUNIS Journaliste

Lire aussi

Souffle inédit

Magazine d'art et de culture. Une invitation à vivre l'art. Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *