Stefan Zweig et Jean-Philippe Toussaint
Stefan Zweig et Jean-Philippe Toussaint, À bord de la galère existence
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Un chef-d’œuvre en la matière
Une question ne cesse de me tarauder l’esprit : comment Stefan Zweig a-t-il pris la décision de se donner la mort après avoir réussi un vrai chef-d’œuvre à l’image de cette œuvre dédiée aux échecs ? Qu’elle s’intitule, comme dans la première traduction de Jacqueline Des Gouttes, Le Joueur d’échecs, ou encore Nouvelle du jeu d’échecs d’après la traduction de Bernard Lortholary, parue en 2013 dans l’excellente édition de Jean-Pierre Lefebvre (Folio/ Classique, 2019), laquelle est à l’origine dérivée de la Bibliothèque de la Pléiade (2013), ou bien Échecs dans la traduction de Jean-Philippe Toussaint (Éditions de Minuit, 2023), cette œuvre semble ne pas avoir livré tous ses secrets.
Zweig n’est certes pas le premier à avoir cherché à explorer le monde à la fois riche, difficile et problématique des échecs, mais il nous semble ― plus que le Nabokov de La défense Loujine (1930) ou le Poe du Joueur d’échecs de Maelzel, publié en 1836, et traduit par Baudelaire en 1862 ―, avoir réussi le livre sur la question, précisément une fiction qui, à l’image des plus grands classiques, à l’instar de L’Iliade, de L’Odyssée ou de L’Énéide, dans lesquels les personnages « sont porteurs d’un désastre, et le navire Argo où se déploient les épisodes de leur guerre est fait d’un bois dodonéen dont les oracles sont très sombres. Pour chaque être humain, les parties pouvaient être considérées comme toujours bien commencées par le miracle de la naissance, pauvre orphelin ou grand de la terre. Mais au bout du voyage ― ainsi peut s’entendre la nouvelle ― il n’y a pas de Toison d’or. Déjà a recommencé, entre l’automne européen de 1939 et l’hiver américain de 1942, le massacre des enfants des hommes. Le narrateur sexagénaire Orphée est à bord. Bientôt il ne chantera plus pour aider les rameurs à pousser la galère existence : il leur a laissé cette histoire, le mystère inquiétant du duel entre le jeune Czentovic et l’élégant docteur B. »
C’est par ces mots que Jean-Pierre Lefebvre clôt sa préface qui, comme je l’ai précisé, est littéralement magistrale, puisqu’elle se situe entre précision de l’analyse, justesse du propos et ouvertures sur plusieurs champs d’investigation. De fait, cette préface s’inscrit au-delà de la rivalité et des enjeux qui aux échecs opposent les blancs aux noirs. Autrement dit, il n’y a nulle haine, nul antagonisme opposant le bien au mal. Oui, quoique nous soyons toujours au bord du gouffre, par-delà et le bien et le mal semble s’imposer et c’est, entre autres, ce que nous lisons dans le Nietzsche de Zweig (1925).
D’un difficile équilibre
Je ne dirai pas assez le bien que je pense du travail réalisé par Jean-Philippe Toussaint sur les échecs. Après La Mélancolie de Zidane et Football, parus respectivement en 2006 et en 2015, le romancier qui s’avère un fin analyste passe du monde du ballon rond à celui des soixante-quatre cases. Ce passage ne m’étonne pas personnellement : je suis moi-même féru des deux sports, même si, comme je l’ai déjà écrit la semaine dernière, je pratique quotidiennement les échecs. Le foot, quant à lui, je ne m’y suis plus risqué depuis déjà longtemps. En revanche, je ne cesse de le suivre assidûment en me donnant des fois le tournis avec tous azimuts les compétitions en Tunisie, dans le Monde arabe, en Afrique, en Europe et dans le monde entier
Mais, si Échecs nous invite à relire le chef-d’œuvre de Stefan Zweig dans une traduction aussi juste qu’élégante, ce qui, entre nous et que cela, comme aux échecs, ait lieu comme suite à une prise en passant, c’est-à-dire de façon sérieuse, je ne puis que dire ceci : un écrivain de la trempe de Jean-Philippe Toussaint ne peut qu’apporter un plus aux textes sur lesquels il travaille. Et c’est bien le cas ici avec cette traduction de l’œuvre de Zweig, qu’il faut lire en regard de L’Échiquier, œuvre qui, à mon humble avis, fera date dans la relation délicate et par là même dans le difficile équilibre entre la littérature et le « roi des jeux ». En effet, Jean-Philippe Toussaint réussit à trouver l’équilibre, difficile voire impossible, entre le personnel, précisément l’autobiographique, et l’universel, quand bien même celui-ci serait avant tout en relation avec de la propre mémoire de l’auteur.
Certes, Jean-Philippe Toussaint écrit : « Je voulais que ce livre traite autant des ouvertures que des fins de partie, je voulais que ce livre me raconte, m’invente, me recrée, m’établisse et me prolonge. Je voulais dire ma jeunesse et mon adolescence dans ce livre, je voulais débobiner, depuis ses origines, mes relations avec le jeu d’échecs, je voulais faire du jeu d’échecs le fil d’Ariane de ce livre et remonter ce fil jusqu’aux temps les plus reculés de mon enfance, je voulais qu’il y ait soixante-quatre chapitres dans ce livre, comme les soixante-quatre cases d’un échiquier », mais il écrit à la fin de « la case 61 » de L’Échiquier : « Madeleine me regarde. Je pressens que la scène va se terminer dans le silence, la douceur et la tendresse. Il y a de la gravité dans le regard de Madeleine. Je lui prends doucement la main, je me penche vers elle et j’approche mon visage de sa bouche ― mais je ne vais quand même pas vous raconter ma vie. »