Roman

Le nom de la rose – Umberto Eco

Le nom de la rose ou la quête labyrinthique d’une œuvre perdue

Par Amina Dachraoui

De tout temps, le livre représentait un danger pour les obscurantistes, les fascistes et les fanatiques. Cette idée est bien fondée dans le cours de l’histoire, notons l’exemple de la brûlure des livres d’Averroès au 12e siècle, ou la destruction de la bibliothèque d’Alexandrie dans l’Égypte antique. Et les exemples sont multiples concernant la disparition des œuvres.  Mais que dire d’un livre perdu sans savoir s’il était déjà écrit ou détruit ?

Le nom de la rose - Umberto Eco

En fait, le philosophe grec Aristote a écrit son œuvre La Poétique en 335 av. J-C., considérée comme le premier livre référence sur la tragédie ayant une grande importance pour un intellectuel qu’il soit artiste ou philosophe, homme de théâtre ou simplement passionné par la lecture. Le deuxième tome de cette œuvre consacré à la comédie disparu, et personne n’ayant réussi à déchiffrer le mystère de sa disparition, Umberto Eco lance une hypothèse fictionnelle autour de ce sujet. Il imagine ce tome placé dans un labyrinthe d’une bibliothèque médiévale dans un roman intitulé Le nom de la rose et il introduit le lecteur dans cette quête labyrinthique.

L’auteur, Umberto Eco, est un historien du Moyen Âge, essayiste, sémiologue et critique de la culture de masse. Mondialement connu pour ses recherches dans le domaine de la sémiologie, ses ouvrages académiques et ses romans, il est né en janvier 1932 et a tiré sa révérence le 19 février 2016, c’est-à-dire il y a sept ans exactement. Toute sa vie était consacrée à la connaissance et à la démystification de la culture savante pour la rendre accessible à tous, tel est le cas de son premier roman et son véritable chef-d’œuvre : Le nom de la rose.

Un polar métaphysique ?

Paru en 1980, Le nom de la rose est considéré parmi les plus grandes œuvres du 20ème siècle. Étant un bestseller en quelques mois de sa parution à l’époque, elle est vendue en plus de 50 millions exemplaires et traduite dans plus de 47 langues.

À la fois policière et métaphysique, historique et fictionnelle, encyclopédique et philosophique, cette « machine romanesque » − en adoptant l’expression d’Eco lui-même −, représentant un ensemble de signes et de symboles, nous intrigue, nous fait transporter dans le temps et l’espace. Il s’agit d’un roman policier de plus de cinq cents pages et dont la genèse vient de l’idée de son auteur : comment empoisonner un moine ? Un tel roman qui comporte d’énormes joutes oratoires et réflexions philosophiques et spirituelles est sûrement difficile d’accès, surtout que le contexte historique est lié à la chrétienté au Moyen-Âge.

L’intrigue se passe dans une abbaye bénédictine, au nord de l’Italie en 1327, frappée par les morts mystérieuses de certains de ses habitants. Un moine anglais franciscain, Guillaume de Baskerville, accompagné de son jeune apprenti, Adso de Melk, est chargé de mener l’enquête qui conduit à découvrir que le secret, qui dissimule tous ces meurtres, semble résider dans la bibliothèque autour d’un manuscrit qui n’est que le deuxième tome de La Poétique d’Aristote. Ce secret n’est pas dévoilé d’emblée mais progressivement. Contrairement à un roman policier, on devrait faire attention aux indices et déchiffrer les signes plutôt que de suivre le processus de l’enquête classique.

L’auteur a commencé à développer son idée en répondant à la question du polar traditionnel Who has done it ? Ou qui fait ça ? Qui est le responsable de tout ça ?[1] Mais, il laisse son récepteur face à une autre question qui est : « Pourquoi il a fait tout ça ? »

Vu sa richesse sémiotique et sa structure labyrinthique, la compréhension du roman nécessite un retour vers deux références importantes pour décortiquer les codes. La première est en papier et la deuxième en image ou en spectacle visuel.

Le labyrinthe textuel mis en spectacle 

La lecture du nom de la rose est en elle-même une aventure, un ensemble d’enjeux qui incite à des interactions par rapport au personnage principal et son jeune apprenti qui joue le narrateur et qui nous fait évader avec lui dans son labyrinthe pour arriver à dévoiler le secret de la bibliothèque.

Outre la recherche sur la hiérarchie ecclésiastique au Moyen-Âge, on peut avoir recours à l’Apostille au nom de la rose[2]. Dans cet ouvrage érudit paru en 1983 qui répond aux différentes questions des lecteurs en laissant le champ ouvert aux interprétations  car toute œuvre d’art, alors même qu’elle est forme achevée et « close » dans sa perfection d’organisme exactement calibré, est « ouverte » au moins en ce qu’elle peut être interprétée de différentes façons que son irréductible singularité en soit altérée.[3]

En revanche, à travers ses réflexions, Eco distingue trois sortes de labyrinthes dans lesquels on peut trouver les clefs de ce mystère. Tout d’abord, le labyrinthe grec classique dans lequel il faut atteindre le centre pour en sortir, le labyrinthe maniériste qui comporte de grandes voies barrées sauf une qui mène vers la sortie et le troisième faisant référence à Gilles Deleuze et Félix Guattari en utilisant leur concept « Rhizome » qui ne semble qu’une métaphore de l’image de la pensée. Bien qu’Eco considère sa bibliothèque comme labyrinthe maniériste, il met son héros dans ce Rhizome ou ce labyrinthe hermétique dans lequel il n’y a ni centre ni périphéries et par la suite il met le récepteur-lecteur dans cette aventure, lui permettant d’être un détective.

La deuxième référence qui aide à lire le nom de la rose, est une lecture cinématographique de l’œuvre proposée en 1986 par le réalisateur français Jean Jacques Annaud dans un film éponyme qui a connu un succès planétaire. L’importance de cette adaptation est due à un travail de recherche énorme sur les préparatifs qui ont duré 5 ans avec des conseillers historiques et ecclésiastiques spécialistes du Moyen Âge pour réussir finalement à retranscrire l’ambiance médiévale des abbayes bénédictines de l’époque afin de créer une atmosphère glaciale et effrayante proche de celle du roman. Outre le travail sur les costumes, les décors et les accessoires, la mise en scène et le jeu d’acteur semblant basés sur l’esthétique du laid, il y avait une collaboration avec 4 scénaristes pour arriver à une version finale d’un scénario basé sur le palimpseste d’Eco, tout en respectant l’élément essentiel dans l’intrigue. Cet élément dramatique s’appuie sur les règles instituées par le clergé interdisant le rire, et par la suite empêchant l’accès à une partie de la bibliothèque (le finis africae), illustrée en labyrinthe tridimensionnel par le cinéaste, dans lequel des livres mettent en avant des idées hérétiques selon les autorités religieuses de l’époque.

En fait, pour une adaptation aussi riche et fidèle, marquée par l’intelligence et la qualité dramatique, il serait impossible dans 130 minutes de fiction d’images, de restituer toute la richesse de l’œuvre originale et de son contenu philosophique, théologique ou spirituel. Bref, le côté métaphysique narratologique s’est condensé face au cinéma, art de l’ellipse et de l’image.

Le nom de la rose d’Annaud déballe donc une intrigue policière comme un thriller médiévo-religieux en répondant à la question du polar traditionnel et en traitant, parmi d’autres, la thématique du rire en rapport avec la comédie.

La question du rire et de la comédie                                 

La question du rire a été longtemps un sujet controversé pour les philosophes comme Descartes, Voltaire, Spinoza qui relie le rire à la joie à condition qu’il soit sans excès, ou encore Nietzsche, Henri Bergson et leurs célèbres essais sur le rire. Toutes ces recherches tournent autour de cet acte de rire comme acte humain en rapport avec le comique, rire qui est d’après Baudelaire, satanique, il est donc profondément humain.[4]

À l’époque médiévale, il n’y avait pas encore l’accès au théâtre comique puisque c’était le drame liturgique qui s’imposait, prédominé par l’église d’où le choix d’Eco, ce connaisseur parfait de l’époque.  Dans ce même contexte, il convient de revenir à la joute oratoire plus détaillée dans le roman que dans le film, entre le héros Guillaume de Baskerville et le vieux moine aveugle Jorge de Burgos, où ce dernier accuse le rire et le décrit comme une chose fort proche de la mort et de la corruption du corps[5] . Ce dialogue suscite paradoxalement un air d’humour entre le héros et son apprenti, narrateur du récit dans le roman et le film, comme le montre l’avertissement : Mais ne ris donc pas. Tu as bien vu qu’à l’intérieur de ces murs, le rire ne jouit pas d’une bonne réputation.[6]

Pour résumer, la pensée chrétienne bénédictine se base sur la logique ecclésiastique que le Christ n’a jamais ri et qu’un moine ne devrait pas rire parce qu’en riant de tout, on risque de finir par rire de Dieu, alors que le franciscain Guillaume de Baskerville doute de cette formule puisque Jésus était un humain. Ce « Sherlock Holmes » créé par Eco représente le discours humaniste du roman et apparaît comme défenseur du rire tel Aristote qui était le premier à dire que l’homme est le seul animal riant, idée adoptée plus tard par Rabelais. L’auteur illustre, à travers ce moine franciscain doté d’une certaine richesse intellectuelle, l’éloge du rire en tant que moteur de la joie, qui nous renvoie à la pensée de Descartes et sa distinction entre la joie d’une passion et la joie purement intellectuelle qui vient en l’âme par la seule action de l’âme.[7] Ce qui dérange dans la réception du deuxième tome de La Poétique, c’est le rire intellectuel. Et c’est là où on commence à toucher à la première clef du mystère.

Le rhizome ou le labyrinthe intentionnel de Guillaume de Baskerville n’a pas réussi à empêcher les meurtres : deux moines, un aide-bibliothécaire, un bibliothécaire et un herboriste. À travers un chemin erroné de symboles de l’apocalypse, ce rhizome a amené le personnage à dévoiler le mystère en suivant le labyrinthe spatial dans une tentative enfin réussie pour accéder à la bibliothèque, s’y trouver au cœur face à son antagoniste Jorge de Burgos, le vieillard aveugle de l’abbaye. Ainsi, le mystère est éludé révélant le responsable de tous ces crimes.

La bibliothèque, une image du monde

Ce n’est qu’au bord du désespoir qu’on découvre la vérité. Aux dernières minutes du spectacle filmique ou au septième et dernier jour du séjour du héros dans l’abbaye dans le roman, l’auteur offre finalement aux récepteurs la chance d’accéder à la bibliothèque avec les deux protagonistes et le meurtrier et on assiste à un merveilleux passage conflictuel riche de philosophies et d’images. Dans cet espace, plusieurs questions surgissent à la découverte de la vérité puisque le coupable a choisi la mort en avalant le livre empoisonné de crainte d’en dévoiler le mystère :

Pourquoi le choix d’empoisonner l’œuvre plutôt que de la détruire tout simplement ? Est-ce pour sa valeur symbolique ? Est-ce un moyen de châtiment contre la luxure du gai savoir que tentent tous ces morts de l’abbaye ? Voulait-il en être le seul connaisseur ? L’œuvre est-elle pour lui comme le diable pour Dieu ? Était-il tellement pieux qu’il se croyait être à l’image de Dieu ? Est-il le symbole de ce profil politique autocrate ayant crainte de la révolution ?

Le vieillard aveugle, ennemi de l’humanité, créature infernale, avec son visage diabolique proche du profil de l’antéchrist décrit par lui-même dans le roman, et qui n’avait jamais ri, dessine enfin sur son visage un rire noir en brûlant tous les autres livres et en se brûlant lui-même. Toute l’abbaye se transforme en cendres en 3 jours et 3 nuits. Jorge de Burgos reste à jamais le seul gardien et le seul lecteur d’un livre qui représente la parodie ou le monde renversé.

Le dénouement de l’œuvre multidimensionnelle Le nom de la rose se représente comme une scène mythique, une tentative d’éclipser l’histoire comme pour ne pas voir le changement du monde que le tome II de La Poétique aurait amené. Comme une tentation vers l’apocalypse, on aperçoit l’avertissement du poète allemand Heinrich Heine se réaliser : Ce n’était qu’un début. Là où on brûle les livres, on finit par brûler les hommes.[8]

[1] Derrière les portes, entretien avec Umberto Eco, Damish Teri Wehn, ANCR, archive filmée, Cinétv Arte France, 2012

[2] -Eco Umberto, Apostille au nom de la rose, livre de poche, Grasset, 1987

[3] Eco Umberto, L’œuvre ouverte, traduit de l’italien par Chantal Roux de Bézieux, Edition originale, Bompiani, Milan, 1962, Edition du seuil pour la traduction française, 1965, p.17

[4] Baudelaire Charles, Correspondance, Tome II, Bibliothèque de la Pléaide, 1973, p.542

[5] Eco Umberto, Le nom de la rose, édition Fabbri- Bompiani, 1980, Edition Grasset et Fasquelle, 1982 pour la traduction française, p.126

[6] Ibid., p.127

[7] Descartes René, Définitions et causes de la joie et de la tristesse, Les affections et le sentiment, textes choisis et présentés par J Svalgelski, Librairie Hachette, 1953, p.58

[8] Heine Heinrich, Les dieux en exil, 1853

Le roman

Amina Dacharoui

Roman

Crédit photo de couverture @ Umberto Eco

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