Matriochkas, Les héritières, roman de Lylia Nezar
Par Djalila Dechache
Matriochkas, Les héritières, roman de Lylia Nezar – Éditions Hibr, 218 p, 2024.
Voici un roman intéressant qui pose plusieurs questions, dont la place de chacun et surtout de chacune dans un pays comme l’Algérie aujourd’hui et hier, aujourd’hui se confondant avec hier voire plus loin encore. Cela pourrait se passer dans un tout autre pays arabe, musulman ou pas.
Aïcha-Samia naît en Algérie dans une famille de classe moyenne, elle a deux frères plus âgés qu’elle et une sœur qui viendra plus tard, dans une maison de style arabe, abritant plusieurs générations dont les parents du père de l’héroïne. Jusque là nous sommes dans le classicisme et l’ordinaire familial.
La belle-mère reste celle qui détient toutes les décisions pour la bonne marche du foyer. La bru n’a qu’à bien se tenir si elle veut rester au sein de sa nouvelle famille. Et l’on voit une jeune femme oppressée de toutes parts et qui se tait, elle ne dit rien, tout est à prétexte à conflit par la belle-mère qui idolâtre son fils.
Dès son départ dans la vie de Samia-Aïcha, quelque chose a commencé à clocher : le choix de son prénom, désigné au départ par sa mère qui aimait ce prénom, en écho peut-être à la merveilleuse Samia Gamal, danseuse orientale, la grande amoureuse du chanteur romantique du monde arabe, Farid al Atrache qui lui a consacré films et chansons, ces derniers ont arrosé le monde arabe voire jusqu’en Asie, sur les ondes et dans les salles de cinéma.
Ce choix de prénom c’était sans compter avec la décision de la belle-mère qui a décrété que la nouvelle née, première fille de la fratrie se nommerait Aïcha, du prénom de sa propre mère comme le veut la tradition de la filiation.
Ce détail, loin d‘être secondaire, n’en demeure pas moins représentatif de la marche de manœuvre d’une femme lorsqu’elle devient mère. En réalité elle n’en a pas ! C’est la belle-mère qui décide de tout au motif qu’elle connait son fils comme personne et mieux que tout le monde. Ce fils règne en maître dans sa maison, dirige, commande, ordonne, décide et regarde avec condescendance les enfantillages de sa femme se débattre pour un prénom.
Plus tard, Samia-Aïcha suit sa scolarité avec succès, malgré sa double vie consistant à suivre les cours au lycée et commencer sa deuxième vie à la maison avec le ménage complet afin d’aider sa mère.
Elle grandit avec le programme ancestral décidé pour elle, qu’une femme doit savoir tenir une maison convenablement, au vu et au su de tous dans la ville, le quartier afin de sauvegarder une bonne réputation qui la conduira vers le chemin d’une bonne bru, d’une bonne épouse et d’une bonne mère.
Exténuée par des journées de labeur intellectuel et physique, elle prend néanmoins sa scolarité au sérieux et fait ce qu’elle peut pour rester dans le circuit scolaire. Sa vie se résume à ces deux activités, ne lui laissant aucun temps de loisirs, si tant est que ceux-ci auraient été acceptés.
Elle est reçue au Baccalauréat avec mention et se réjouit de pouvoir faire comme ses camarades, c’est-à-dire s’inscrire à l’université. Encore une grosse épreuve, elle se retrouve seule et isolée face aux invectives de son père, de sa mère, de ses frères, elle n’a aucun appui. Elle est piégée par le destin construit depuis sa naissance. Elle découvre que sa mère ne la défend pas, c’est une grande déception pour elle, mais elle a peur pour sa place, elle pourrait être répudiée si elle choisit le camp de la rébellion et de la transgression de sa fille. D’ailleurs une tante a transgressé la Loi implicite, elle est bannie de la famille, vit en France et n‘a plus le droit à la parole, même le nom de cette femme n’est plus prononcé, elle est comme une pestiférée. Samia-Aïcha lui parle au téléphone en cachette.
La mort dans l’âme la jeune fille se range après plusieurs tentatives de faire changer d’avis son père, elle contrainte et forcée du côté de la décision du père, reste à la maison en attente d’une nouvelle vie. Elle devient recluse et s’étiole petit à petit. Rien n’est plus terrible que de voir ses rêves se briser!
Sa nouvelle vie ne tarde pas à arriver, elle se marie avec un homme qui vit en France, il est très gentil, l’aime et la comprend. Il va vivre une question cornélienne : se faire accepter par la famille, c’est -à-dire par les mâles ou défendre sa femme, l’honneur ou l’amour ?
Une nouvelle fois, un moment important va bouleverser la vie de Samia-Aïcha : les parents sont morts, se pose la question de l’héritage des biens laissés. Une nouvelle fois elle se prend en pleine figure et sans filet la réalité de la condition de la femme arabe et musulmane au niveau des lois qui régissent l’héritage : la femme ne peut avoir qu’une demie-part quand les frères auront une part entière chacun. C’est écrit dans le marbre, nul se peut sortir de ce cadre juridique. Elle est rejetée par les membres de sa famille parce qu’elle résiste, n’accepte pas. Le lecteur et la lectrice suivent ces péripéties juridiques propres aux structures élémentaires de la parenté avec un sentiment de révolte, le mot est peut-être fort, cependant il y a de quoi !
Des ethnologues, des sociologues, des docteures en médecine et des avocates se sont penchées sur ces points-là, telle Germaine Tillion, Fadela M’Rabet, Fatima Mernissi, Gisèle Halimi, Nawwel et Saadawi et d’autres. Elles ont aidé les femmes arabes ou non arabes et musulmanes, du moins celles qui ont pu étudier pour sortir de l’ornière de l’incompréhension du diktat ancestral qui pèse depuis si longtemps. Lylia Nezar a pris rang dans cette ouverture sororale, elle narre l’histoire de cette femme qui s’est rebellée sans armes si ce n’est sa pensée, sa volonté, sa sensibilité, son sentiment d’injustice communicatifs.
C’est pourquoi ce livre est précieux, très précieux, à lire par tous et toutes, la transmission, la filiation y tiennent une large place, de femme en femme, de famille en famille, de génération en génération. Lilia Nezar a fait une rencontre publique avec signature dans un lieu inédit en Algérie, un café littéraire au nom magnifique La Montagne Magique du nom d’un roman de Thomas Mann. Ce lieu niché dans les cimes, est situé à Seraïdi, sur les hauteurs majestueuses de la ville de Annaba, ville qui a connu son heure de gloire après l’Indépendance de l’Algérie et pendant plusieurs années, pour retomber ces derniers temps dans le conservatisme.
Je salue et l’autrice et le lieu qui résonnent beaucoup en moi et qui pourraient résonner davantage et encore plus loin par la teneur de ce livre attachant, sincère, profond, qui ne laisse aucun interstice à l’indifférence et à l’oubli.
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Souffle inédit, Magazine d’art et de culture
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