Avez-vous lu Jean Cau ?
Avez-vous lu Jean Cau ?
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
À Anna Vateva et à toutes les personnes qui excellent dans les métiers de l’édition
Un pur chef-d’œuvre
C’est à travers l’excellent ouvrage de Claude Arnaud, Portraits crachés. Un trésor littéraire de Montaigne à Houellebecq (Bouquins, 2017), que j’ai découvert le nom de Jean Cau. Il s’agit d’une rencontre singulière puisque, découvrant par la même occasion que l’essentiel de son œuvre étant publié à La Table Ronde, je me suis empressé d’écrire à l’amie Anna Vateva pour lui demander quelques-uns des titres disponibles de l’écrivain. Un premier envoi, contenant L’agonie de la vieille (1970, Le temps des esclaves (1971), Pourquoi la France (1975), Une rose à la mer (1983) et Proust, le chat et moi, précédé de L’enfance de l’art (1984, réed. 2009), m’avait tout de suite charmé et placé devant une plume dont la maîtrise n’a d’égale que la verve polémique, voire guerrière. Ce n’est pas une question de lettres de l’alphabet, mais après Céline et Cioran, le nom de Cau s’est imposé à moi comme celui d’un immense écrivain.
Manquait toutefois à ce premier envoi Croquis de mémoire qui devait voir le jour au mois de janvier 2018. Or, tout comme Franz-Olivier Giesbert, qui préface la biographie de l’écrivain, intitulé Jean Cau, l’indocile, signée Ludovic Marino et Louis Michaud, nous considérons ce volume comme un authentique et inépuisable chef-d’œuvre : « J’ai découvert Croquis de mémoire à la fin des années 80. Le livre venait de sortir dans une collection de poche et les pages avaient une fâcheuse tendance à se décoller de la reliure. C’était ma faute : pendant plusieurs semaines, je l’avais lu et relu avec une frénésie joyeuse, compulsive. Depuis, j’en ai acheté une dizaine d’exemplaires et j’en ai toujours un au pied de mon lit à côté des Pensées de Blaise Pascal et du Gai Savoir de Nietzsche, aux côtés desquels, je vous l’assure, il ne jure pas./ Croquis de mémoire est un pur chef-d’œuvre. C’est une expression que j’emploie toujours avec circonspection mais elle s’impose, avec la force de l’éblouissement, devant ce grand « classique » méconnu qui pourrait ressembler à une autobiographie, n’était l’absence, dans cette galerie de portraits, de ses parents des tréfonds de l’Aude : sa mère Rose, femme de ménage, et son père Étienne, ouvrier agricole avant de devenir homme à tout faire dans une banque de Carcassonne. »
Prendre le contre-pied
Si Jean Cau est né à Bram dans l’Aude le 8 juillet 1925 et décédé le 18 juillet 1993 dans le sixième arrondissement de Paris, nous pouvons nous interroger sur les raisons de la publication aujourd’hui de cette biographie qui vient un an avant le centenaire de la naissance et un an après le trentième anniversaire de la mort de l’écrivain. Voilà qui nous semble montrer le caractère intemporel de cette œuvre-vie qui mérite d’être découverte ou revisitée, d’autant plus que les deux biographes, Ludovic Marino et Louis Michaud, sont nés respectivement en 1995 et 1996. Cette jeunesse s’intéresse donc à un auteur différent qui, bien que lauréat du prix Goncourt 1961 pour La Pitié de Dieu, paraît cultiver un tout autre intérêt, lequel est lisible en ces termes dans le chapitre « L’apostat », où nous découvrons ces propos cités d’Otto Hahn : « Côté critique, le talent de Jean Cau est applaudi presque unanimement. “Entièrement maître de sa technique romanesque, Jean Cau tient le lecteur en haleine jusqu’à la fin du livre. La complexité de la construction ne nuit jamais à l’intérêt. Peut-être Jean Cau a-t-il voulu prendre le contre-pied de la mode des romans ennuyeux. Il a parfaitement réussi. Après ce livre dans lequel, le visage perpétuellement masqué, il joue à arracher tous les autres masques, on peut espérer que Cau écrira le grand roman qu’on est en droit d’attendre de son talent.” » (p. 137)
Apparemment, l’expression « prendre le contre-pied » résume à merveille Jean Cau : « Au second tour, dans le texte intitulé “Le seul choix d’avenir”, il affirme parler en “homme de gauche pour lequel le confort intellectuel n’est pas une habitude et chez lequel le culte de la lucidité est une manie”. François Mitterrand, selon lui, est le candidat de la gauche désunie et incapable. En attendant que la gauche “lave ses écuries pour qu’y entrent de nouveaux chevaux”, il votera de Gaulle. Encore un tollé ! Bien qu’il dise voter par dépit, il vote pour “la droite”. Pis encore ! De Gaulle serait “la chance” de la gauche. C’est celui qui, ayant trahi la droite, permettra d’achever “la tuberculeuse nationale”, la gauche de “la S.F.I.O. croulante et du P.C. égaré”. Jean Cau, sur Europe 1, face à Jean-François Revel, clame qu’il préfère de Gaulle, qu’on accuse d’avoir “trahi la droite”, à Guy Mollet, qui, lui, a “trahi la gauche”. » (p. 174)
Ces extraits sont passionnants et il faut lire aussi bien Croquis de mémoire (entre autres !) que Jean Cau, l’indocile pour s’en rendre compte. Les portraits brossés dans le premier volume, ainsi que les extraits de correspondances et de documents réunis par Ludovic Marino et Louis Michaud nous mettent devant une œuvre sublime, une œuvre à découvrir et à faire découvrir car, si nous refusons de limiter le nom de Jean Cau aux périphrases « contributeurs au Temps modernes » ou « secrétaire de Jean-Paul Sartre » (p. 190), nous nous devons d’ajouter à l’œuvre de l’auteur cette biographie qui déjà fait date à nos yeux.
Ludovic Marino et Louis Michaud, Jean Cau, l’indocile, préface de Franz-Olivier Giesbert, hors-série littérature, Paris, Gallimard, paru le 11 avril 2024, 336 pages, ISBN : 9782073051400, 21,50 €.
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