« La trilogie des mots » de Camille Laurens
La trilogie des mots de Camille Laurens
ou le territoire de nos imaginations
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
La trilogie des mots est le titre sous lequel Camille Laurens reprend, en poche, dans la collection « Folio », Quelques-uns, Le grain des mots et Tissé par mille, publiés respectivement aux éditions P.O.L., ensuite chez Gallimard, dans la collection « Blanche », en 1999, 2003 et 2008.
En réunissant ces trois livres, où les mots se déversent l’un après l’autre, tels les grains d’un chapelet, Camille Laurens nous fait un don précieux, grâce auquel les mots ont une nouvelle vie, une existence même qui, sous sa plume, devient singulière.
Tissé par mille
En 2008, au moment de la parution de Tissé par mille, nous avions publié ce texte, que nous souhaitons partager de nouveau :
Agrégée de lettres, Camille Laurens a certes été enseignante en France et au Maroc, mais elle est notamment un écrivain singulier. Cette singularité réside en ceci que l’auteur de Quelques-uns aime les mots et les fait aimer aux siens et aux autres. À l’instar de Beckett dont elle emprunte le titre de son livre (« Les mots ont été mes seules amours, quelques-uns[1] »), Camille Laurens cultive l’amour des mots qu’elle parvient miraculeusement à transformer en une sorte de don des mots. Il en va ainsi de Tissé par mille, dont Mallarmé propose le titre : « Un pli de sombre dentelle, qui retient l’infini, tissé par mille, chacun selon le fil ou prolongement ignoré son secret, assemble des entrelacs distants où dort un luxe à inventorier, stryge, nœud, feuillages et présenter.[2] »
Avec le talent et la syntaxe qui sont les siens — et qui sont différents de ceux de Mallarmé et de Beckett —, Camille Laurens tourne et retourne les mots, les mots qu’elle aime et, par conséquent, qu’elle interroge non comme procéderait un étymologiste ou un sémanticien, mais comme fait un écrivain authentique :
Depuis plusieurs jours je me torture les méninges pour trouver le mot de la fin, et, vous ne le croirez peut-être pas, mais j’ai du mal, j’ai beaucoup de mal, j’ai même de la peine : on a beau dire, ce n’est pas facile d’avoir le dernier mot. On cherche le mot brillant, le mot d’esprit, le mot fin et distingué, le fin mot, bref le mot pour clore harmonieusement cette série de chroniques, pour la boucler. J’ai bien pensé au mot “fin”, justement, mais je l’ai déjà étudié ailleurs (je pourrais le reprendre autrement, bien sûr, mais on n’en sortirait pas, or il s’agit d’en sortir, justement, de s’en sortir, de faire une fin). J’ai songé aussi au verbe “achever” pour caser cette répartie merveilleuse à propos d’une toile pas finie dans l’atelier d’un peintre : “II serait humain de l’achever”, j’ai songé au mot “vacances”, au mot “été” en hommage à cette saison qui, comme son nom l’indique, est déjà du passé, au mot “merci”, au mot “salut” qui veut dire “santé ”, au mot “partir” qui veut dire partager, c’était bien, pour finir. Mais voilà, je les ai déjà faits… Oui, je sais, je ne devrais pas employer ce verbe à tout faire (que j’ai fait aussi, entre parenthèses), je suis comme les gens qui disent : l’année dernière on a fait le Mexique, cette année on fait l’Amazonie. Sauf que moi, j’arpente le dictionnaire : ça coûte moins cher, on y reste aussi longtemps qu’on veut, on y revient aussi souvent qu’on le souhaite et on a des souvenirs pour la vie, tandis que les autres, avec leur poncho qui déteint, ils ont l’air fin. »
Camille Laurens écrit comme elle parle
Ce qui est à la fois beau et authentique, c’est que, comme nous venons de le lire, Camille Laurens écrit comme elle parle et, lorsqu’elle accorde des entretiens à la radio ou à la télé, parle comme elle écrit. S’ajoute à cela que l’auteur de Tissé par mille est réellement une grande lectrice ou diseuse. En témoigne le disque compact qui paraît en même temps que le livre. En effet, après avoir écouté Camille Laurens sur les ondes de France Culture, Philippe Mion, élève de Pierre Schaeffer, enseignant de composition électroacoustique, d’analyse musicale, et notamment auteur de deux opéras ainsi que de plusieurs œuvres de théâtre musical, lui a proposé de créer une mise en scène musicale à partir de ses chroniques sur les mots. Il a repris certains textes de la radio, en a enregistré d’autres. Le résultat est surprenant : les sons aigus et les stridences de la musique de Philippe Mion se conjuguent merveilleusement aux textes et à la voix de Camille Laurens. Une alchimie du verbe musical, ou du verbe mis en musique alors naît, prend forme et corps. Une heure et quatorze minutes de dialogue entre les mots et leurs échos, entre la voix et ses silences. Aussi le livre et le disque nous semblent-ils d’excellents instruments pédagogiques. Les professeurs de français y trouveront leur bonheur tant les textes de Camille Laurens sont riches de citations, d’allusions, d’anecdotes et de clins d’œil. L’humour et l’ironie sont également au rendez-vous, car l’auteur n’hésite pas à aiguillonner, à flageller, à stigmatiser même, révélant son engagement de femmes de lettres qui pense que les mots existent réellement, qu’ils ne sont pas qu’un outil ou un simple moyen de communication. Les mots font autant plaisir que mal. Les mots sont amour et haine, hospitalité et rejet, être et néant.
Sans doute écrit au moment de la crise des banlieues en octobre-novembre 2005, le mot « banlieue » montre que Camille Laurens est un acteur de son temps, et non un simple spectateur : « […] Les banlieues sont peuplées de bannis, les ghettos sont des exils intérieurs au pays natal. Au bout du compte, on y trouve des gens qui n’ont plus rien à perdre, et qui signalent comme ils peuvent au pouvoir en place qu’ils ne sont plus sous sa domination, que le contrat est rompu, qu’ils sont en rupture de ban. Un ministre les a nommés autrefois des sauvageons, mais l’ancienne langue propose un mot d’une justesse étymologique parfaite, quoiqu’il ait gardé pour nous un sens plus fort : quelqu’un qui se place hors du ban, hors la loi, est un forban. Ce n’est pas forcément lui qui fait bande à part, c’est le pouvoir qui parfois l’abandonne. »
Les mots de Camille Laurens sont justes et ils témoignent, non seulement d’une parfaite connaissance des mots, mais surtout de la teneur et de la portée des mots eux-mêmes, car « se reporter au texte, c’est donc s’inquiéter de l’origine, c’est chercher la justesse, c’est désirer le vrai, s’obstiner à découvrir le secret, la fameuse image dans le tapis. L’amour des textes est une espèce de religion. »
La trilogie des mots
Quinze ans après, grâce à ce nouveau volume, La trilogie des mots, les mots respirent de nouveau, à l’instar du mot « roman », que la romancière défend en ces termes : « Pourtant, du roman antique au roman romantique, du roman policier au roman à thèse, du roman historique au roman de mœurs, du roman noir au roman rose, on en lit de toutes les couleurs. Chacun, avec sa petite ou grande histoire, prétend conquérir tous les cœurs, envahir le territoire de nos imaginations, imposer à tous les esprits la séduction de sa langue singulière : ils sont fous, ces romans ! » (p. 475)
Voilà un exemple du caractère exquis de la plume et par là même de l’être au monde de Camille Laurens. La trilogie des mots est à lire et à offrir. À enseigner aussi car il y a de quoi, à travers ce volume, prendre goût aux mots et être capable de guérir de certains maux.
Camille Laurens, La trilogie des mots ― Quelques-uns, Le grain des mots, Tissé par mille, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 496 pages, 9,20 €, paru le 13 octobre 2022, ISBN : 9782072976070.
[1] Samuel Beckett, « D’un ouvrage abandonné », in Têtes-Mortes, Paris, Minuit, 1972, p. 27.
[2] Stéphane Mallarmé, « Quant au livre », in Igitur, Divagations, Un coup de dés, éditions de Bertrand Marchal, Paris, coll. « Poésie », Gallimard, 2003, p. 202.
Photo de couverture : Camille Laurens par Joel Saget / AFP