Échec et… vie ! L’Échiquier de Jean-Philippe Toussaint
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Je joue tous les jours aux échecs. Avec la littérature, les échecs occupent la majeure partie de mes activités quotidiennes. Entre deux pages lues, écrites ou corrigées, entre deux cours ou même en déjeunant, un bon petit blitz s’impose. C’est même devenu une sorte de pierre de touche qui me permet de savoir si je suis en forme ou fatigué, heureux ou malheureux, capable de travailler encore ou qu’il me faut lever le pied.
Bien sûr ― et quelques travaux publiés ici même peuvent le montrer, sur et avec Yves Vaillancourt et Arthur Larrue ―, j’accorde à la littérature échiquéenne une importance fondamentale, notamment lorsque celle-ci dépasse les sentiers battus et les idées reçues qui, souvent, nuisent plus aux écrits en question qu’aux échecs. Or, c’est en découvrant le « dialogue entre Jean-Philippe Toussaint et Maxime Vachier-Lagrave » dans le numéro d’octobre 2023 de Philosophie magazine, dont les propos ont été recueillis par le Directeur de la rédaction, Alexandre Lacroix, que j’ai découvert la passion de l’auteur de Faire l’amour et de La Mélancolie de Zidane pour « le jeu des rois ».
Depuis ma rencontre avec Jean-Philippe Toussaint en 2002, qui s’est transformée au fil des années en une véritable passion pour lui et son œuvre, j’ai réussi à proposer l’une de mes premières traductions du français vers l’arabede La Mélancolie de Zidane, suivie d’un commentaire. Celle-ci a en effet permis à quelques-uns des plus grands écrivains et poètes arabes, à l’instar de l’excellent Abdullah Thabet, de s’y référer dans leurs propres œuvres et travaux, tout en me permettant moi-même d’aller plus loin dans le sens de la traduction en osant m’aventurer dans la langue d’al-Jahiz et de Taha Hussein.
Aussi, la lecture de ce dialogue entre un écrivain que j’apprécie autant que je respecte et un joueur d’échecs que je suis et supporte depuis quelques années, m’a-t-elle d’autant plus enthousiasmé que j’ai appris la parution de deux nouvelles œuvres de Jean-Philippe Toussaint, son nouveau roman, L’Échiquier, et sa traduction de l’ultime nouvelle écrite par Stefan Zweig avant son suicide, sous le titre libre et néanmoins réussie d’Échecs, à la place des coutumiers Joueur d’échecset Nouvelle du jeu d’échecs.
Je me suis aussitôt empressé de m’adresser à Jean-Philippe Toussaint pour le féliciter pour ses deux nouveau-nés et de les lui demander en service de presse auprès des Éditions de Minuit car, pour les raisons que d’aucuns peuvent imaginer, même si celles-ci ne seront pas longues à expliquer, les commander depuis ici serait chercher midi à quatorze heures.
Bref, l’auteur de La Vérité sur Marie a répondu présent et en moins d’une semaine les livres sont arrivés à bon port. Entretemps, ma lecture du dialogue entre lui et MVL, comme la communauté des échiquéens appelle le champion français, m’a inspiré cette lettre à la rédaction de Philosophie magazine :
Cher Alexandre Lacroix, cher Ami en philosophie,
Lecteur assidu de Philosophie magazine, je voudrais vous féliciter particulièrement pour l’excellent dialogue que vous avez réussi entre Jean-Philippe Toussaint et Maxime Vachier-Lagrave. À mon sens, il s’agit d’un vrai morceau de bravoure qui fera date sur la question, tant les deux hommes sont intrinsèquement passionnés et par là même passionnants, en même temps qu’ils ont pu, sûrement grâce à vous, trouver le moyen de dialoguer, d’aller ensemble dans le sens d’une réelle vision du monde dont les échecs et la littérature, ensemble, sont de parfaits moteurs, parce que, au-delà de la métaphore voulant que l’un et autre art soient des métaphores de celle-ci, la richesse du monde des lettres et celle des échecs peuvent, chacune de son côté ou comme ici réunies, emplir la vie du sens qui lui fait souvent défaut. Aussi, en littéraire chevronné et en ancien joueur d’échecs et néanmoins de nouveau actif pour, justement, le sens que le jeu donne à la vie, voudrais-je vous remercier pour cette excellente initiative. Je voudrais toutefois émettre deux critiques. D’une part, je trouve l’échiquier autour duquel les deux hommes se sont retrouvés trop petit et pas du tout représentatif de la beauté du jeu. Un échiquier plus classique, en plastique ou en bois, à l’instar de ceux que l’on rencontre dans les clubs ou dans les tournois, aurait donné plus d’envergure aussi bien aux deux protagonistes qu’au contexte général. De même, les lecteurs, qui ne sont pas forcément des connaisseurs du jeu, aimeraient savoir quelle variante, ouverture ou partie en entier a eu lieu entre J.-Ph. T et MVL. De fait, les deux diagrammes finaux n’illustrent pas grand-chose et je suis personnellement resté sur ma faim.Je vous remercie de votre attention et, en vous offrant ces textes sur la littérature et les échecs : Texte 1 Texte 2 Texte 3 , je me permets de vous serrer amicalement la main.
Bien à vous,
A.H.
L’Échiquier de Jean-Philippe Toussaint
Nous reviendrons bientôt aussi bien au roman de Jean-Philippe Toussaint, L’Échiquier, qu’à sa traduction du chef-d’œuvrede Stefan Zweig, Échecs,que nous pouvons qualifier de chant du cygne, car ces lectures nous révèlent la magie et le charme infinis de ce jeu…
« Mais, comme l’écrit Zweig dans la traduction de Toussaint, n’est-ce pas déjà une restriction offensante de parler d’un jeu à propos des échecs ? N’est-ce pas aussi un art, n’est-ce pas une science, flottant entre les deux catégories, comme le cercueil de Mahomet entre le ciel et la terre ? N’est-ce pas un lien unique qui marie les contraires : ancestral autant qu’éternellement neuf, mécanique dans son dispositif et pourtant ne se déployant que par l’imagination, limité dans un espace géométrique rigide et en même temps illimité par les combinaisons qu’il permet, en perpétuel développement et pourtant stérile : une pensée qui ne mène nulle part, une mathématique qui ne calcule rien, un art sans œuvre, une architecture sans substance, qui, comme il a été prouvé, n’en est pas moins durable, dans son être et son existence, que tous les livres et toutes les œuvres d’art ? N’est-ce pas le seul jeu qui appartienne à tous les peuples et à tous les temps, et dont personne ne sait quel dieu l’a déposé sur terre pour tuer l’ennui, tendre l’âme et aiguiser les sens ? Où commencent les échecs, où finissent-ils ? N’importe quel enfant peut en apprendre les rudiments, n’importe quel niquedouille peut s’y essayer, et pourtant les échecs, à partir du carré immuable et restreint de l’échiquier, ont la capacité de générer une espèce propre de maîtres absolument incomparable, des gens qui ont un don exclusif pour le jeu, des génies spécifiques, chez qui la vision, la patience et la technique se combinent pour agir tout aussi efficacement que chez un mathématicien, un poète, un musicien, seule change la répartition des strates et des connexions. » (pp. 23-24)
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