Entretien avec Arthur Larrue : « La littérature n’est pas sourde »
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Arthur Larrue, né à Paris en 1984, est l’auteur de Partir en Guerre, paru aux éditions Allia en 2013, d’Orlov la nuit et de La diagonale Alekhine, romans parus chez Gallimard en 2019 et 2021.
Rencontre
Aymen Hacen. Vous n’avez pas encore quarante ans et vous semblez avoir vécu plusieurs vies entre la France, la Russie, trois livres remarqués et beaucoup d’aventures, notamment une exclusion de l’Université d’État de Saint-Pétersbourg où vous avez enseigné la littérature française pendant quatre ans.
Comment vous présenteriez vous, comment présenteriez vous votre parcours, voire œuvre-vie à vos lecteurs ou à des lecteurs potentiels qui voudraient vous découvrir ainsi que votre œuvre ?
Arthur Larrue. Je suis un romancier qui travaille en infiltré. Je suis une espèce d’espion, de saboteur, de maquisard, de virus ou de corps franc. Ma littérature est une manœuvre, au sens militaire du mot, c’est-à-dire qu’elle insuffle de la dynamique et du mouvement, de l’ardeur et de l’imagination, dans le but revendiqué de percer les lignes ennemies, d’exploser les cadres, de contester les autorités et les frontières. Voltaire parlait de certains de ses livres comme de « bombes portatives » (Les lettres philosophiques), je le comprends.
Aymen Hacen. Partir en Guerre commence par ces lignes : « Si cette histoire était à moi je l’offrirais à mon amie Tamriko Bamriko Kvachadze. Comme ce n’est pas le cas, je la rends au groupe Voïna en m’excusant de la leur avoir volée. Voïna veut dire Guerre en russe. Il m’a semblé juste de traduire le mot Guerre par le mot Guerre parce que la Guerre en question n’a rien de spécifique au monde russe. Elle vaut partout et il faut bien l’entendre. J’ai vécu 91 jours avec elle dans des conditions similaires à celles qui vont suivre. »
Dix ans après, écriveriez-vous les mêmes lignes ? La guerre et l’invasion de l’Ukraine par la Russie changeraient-elles cette entame qui fait office de dédicace engagée ?
Arthur Larrue. Non, je ne changerai pas un mot. D’abord, parce que lorsque vous écrivez, c’est le jeu. Ensuite, parce que Partir en Guerre est un livre-témoin. J’ai assisté à la défaite de la société civile éclairée russe (intelligentsia) dans la lutte qu’elle avait engagée contre le régime de Vladimir Poutine. Dix ans plus tard, la violence intérieure, à savoir celle de l’État contre sa propre population, s’est exportée vers un autre État supposé être un vassal corvéable et inférieur (les Russes disent « frère » ou « petit Russe » pour désigner les Ukrainiens et « Ukraine », étymologiquement, désigne en russe le coin, la marge, le confins). C’est la même guerre, mais continuée et exportée. C’est la guerre d’un régime contre la réalité.
Partir en Guerre devait s’écrire, parce qu’il fallait dire ce moment, celui d’un peuple qui perd la maîtrise de son destin. Il fallait donc, en effet, « partir en Guerre », faire sienne cette Guerre car c’est la Guerre de tous, et si elle a plutôt tendance à s’imposer, je crois, elle n’est jamais définitivement gagnée.
Aymen Hacen. L’épigraphe de Partir en Guerre est empruntée au chanteur et auteur-compositeur Egor Letov. Pourquoi ce choix ? Est-ce une manière de rendre hommage à l’artiste d’Omsk décédé d’une attaque cardiaque en 2008 à l’âge de 43 ans ? Est-ce également une façon de lever le voile sur une partie de la culture russe inconnue ou méconnue du public européen et occidental en général ?
Arthur Larrue. J’admire le poète et musicien Egor Letov. La question qu’il pose donc, en tête de mon ouvrage, me paraît très indiquée à la situation : une nuit à Saint-Pétersbourg où la police court après des dissidents. « Qui est l’anarchiste principal ? Et l’espion le plus rusé ? »
En effet, je peux être heureux de faire découvrir une œuvre peu connue hors de Russie. D’autant que Letov incarne très bien la sorte de brutalité poétique que ce pays sait, selon moi, engendrer.
Je pense enfin, plus largement, que c’est un peu mon travail collatéral. Il y a sans nul doute du passeur, chez l’écrivain. J’ai écouté du Gerry Mulligan grâce à J.P. Manchette, du Maurice Ravel grâce à Jean Echenoz, du Abdullah Ibrahim grâce à Jean-Claude Izzo. La littérature n’est pas sourde.
Aymen Hacen. La diagonale Alekhine, roman paru dans la collection « Blanche » en 2021, soit deux ans avant Orlov la nuit, vient d’être réédité en poche dans la collection « Folio ». Comment expliquer ce succès ? Est-il dû au jeu d’échecs qui, d’une certaine manière, intrigue le public autant qu’il le fascine ?
Arthur Larrue. Le jeu d’échecs, comme la Russie, intriguent et fascinent, mais ils effraient avant tout. On les juge austères, compliqués, violents. J’ai l’impression que mes livres, par extension, sont un peu des épouvantails ou des poisons ou des aiguilles ou des hérissons et que les lecteurs s’en emparent pour des raisons quasi masochistes. C’est très bien. Ça me va très bien, que cela continue.
Je ne peux pas expliquer le succès de La diagonale, et si j’essayais je m’abuserai avec des mensonges, j’essaierai de reproduire ce succès et mon esprit deviendrait mécanique, mesquin, minuscule, étroit, et par conséquent méprisable.
Aymen Hacen. La diagonale Alekhine peut être considéré comme un roman protéiforme et polyphonique entre enquête historique, introspection, érudition et expérimentation. Comment l’avez-vous écrit, c’est-à-dire quelle méthode avez-vous adoptée ?
Arthur Larrue. La diagonale est l’histoire d’un joueur extraordinaire qui devient joué, c’est-à-dire que des circonstances historiques exceptionnelles vont manipuler puis dévorer. Il fallait incarner ces « circonstances », aussi variées soient-elles, de là mes choix narratifs : ruptures, variété de tons, de lieux, de registres, etc.
Je voulais aussi faire le récit d’une génération magnifique, celle d’Alekhine, qui constitue pour moi la dernière génération de joueurs d’échecs artistes, hors de tout encadrement managérial ou étatique : Rubinstein, Spielmann, Reti, Capablanca, Tartakover, etc. et par conséquent écrire un roman qui puisse un peu incarner l’inventivité qui a été la leur. Je voulais être un écrivain hypermoderne.
Aymen Hacen. Sur quoi travaillez-vous en ce moment ? Comment travaillez-vous en général ? Quels sont vos écrivains de prédilection ?
Arthur Larrue. J’écris un roman, je devrais avoir terminé à l’automne. Si je n’y parviens pas, je serai devenu fou. Ma méthode de travail principale est l’acharnement, associé à la solitude, le doute, l’abstinence sexuelle, la lecture, le jeûne, la promenade et l’aviron (trois entraînements par semaine). Mes écrivains de prédilection sont très nombreux, ils forment une sacrée foule derrière moi, mais François Villon, J. P. Manchette, Jules Barbey d’Aurévilly, Henri Bergson, Marguerite Duras, Louis Aragon, W. G. Sebald, Roberto Bolaño, Jim Thompson, Pauline Klein, Martin Heidegger, Mariana Enriquez, Jean Echenoz, Nikolaï Gogol, Guillaume Apollinaire pourraient être quelques-uns des arbres qui cachent la forêt.
Aymen Hacen. Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Puisque vous avez écrit sur Alekhine, quel est votre champion de prédilection ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?
Arthur Larrue. Je suis romancier pour ne pas avoir à choisir une seule vie, mais pour les additionner presque toutes. J’ai une petite collection de vies, oui. Il m’arrive de ne plus savoir laquelle est la mienne. Celles que je ne peux pas vivre ni même esquisser, je l’attribue à un personnage. De même pour les animaux, arbres, mots que vous voudriez me faire choisir : je pourrais être un renard pour la ruse et l’art de la dissimulation, du lierre ou de la glycine pour leur art de l’infiltration, le mot « idée », soit un mot très léger, très soluble, très libre.
Mon champion d’échecs favori est Rudolf Spielmann, le maître du sacrifice. La diagonale vient d’abord de lui et de son destin tragique.
Mes romans sont traduits en sept langues, dont l’arabe.
(قطري ألكين, Aseer Al Kotob 2023)
Aymen Hacen
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