Camille Laurens, l’invitée de Souffle inédit
Camille Laurens invitée de Souffle inédit
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Treize ans après avec Camille Laurens
Entretien conduit par Aymen Hacen
Sous le titre « J’écris pour consigner ce qui est perdu », publié dans le supplément « Lettres et pensées » de La Presse de Tunisie du mercredi 31 mars 2010, nous avons réalisé cet entretien :
Camille Laurens est assurément l’un des écrivains les plus talentueux de sa génération. Depuis la parution d’Index (P.O.L, 1991), elle poursuit une quête obstinée, celle qui met un auteur authentique aux prises avec les mots, les images, les musiques de sa langue qu’elle n’a de cesse d’interroger par la fiction et l’essai. Certes, elle passe auprès de la critique pour l’une des représentantes de l’ « autofiction », mais son parcours personnel, couronné par le prix Femina pour Ces bras-là (P.O.L, 2002), ne doit pas pour ainsi dire en pâtir, Camille Laurens montrant, grâce à des opus d’une saveur quasi-inactuelle, une passion hors du commun de la langue française et de certains des mots qui en font aussi bien la saveur que la grandeur. Quelques-uns et Le grain des mots (P.O.L, 1999 ; 2002), prolongés par Tissé par mille[1] (Gallimard, 2008), témoignent en effet d’une passion pour cette langue que l’auteur de Romance nerveuse (paru chez Gallimard en janvier 2010) ne cesse d’affirmer.
Votre nouveau roman porte un titre étonnant puisqu’il est puisé dans une chanson de l’auteur pop-rock Alister, « Qu’est-ce qu’on va faire de toi ? », qui dit ceci : « Qu’est-ce qu’on va faire de toi ?/ Des romances nerveuses/ Qu’est-ce que t’as dans la tête ?/ Des romances nerveuses / De quoi as-tu envie ?/De romances nerveuses/ De quoi as-tu besoin ?/De romances nerveuses ». Pourquoi ce choix dans la mesure où l’exergue du roman est emprunté à Stéphane Mallarmé : « Toute âme est un nœud rythmique » (« La musique et les lettres », conférence prononcée en 1894) ?
Camille Laurens. Les chansons sont importantes dans la plupart de mes romans. Dans ces bras-là empruntait déjà son titre au refrain de Guy Béart, Qu’on est bien dans les bras d’une personne du sexe opposé, qu’on est bien dans ces bras-là. C’est un art populaire qui, en moins de trois minutes, peut susciter de l’émotion tout en racontant quelque chose de l’époque, et le roman rêve d’en faire autant, sur une autre durée. Ce goût pour la chanson n’est pas incompatible pour moi avec des réflexions plus intellectuelles. Mallarmé et Alister peuvent cohabiter pour définir, chacun à sa manière, l’approche rythmique, musicale des êtres humains, qui est le projet stylistique de ce livre.
L’amour et la musique vont-ils de pair pour vous ? Qu’est-ce qui, à vos yeux, nourrit le plus l’écriture de la fiction en particulier et l’écriture en général ?
Camille Laurens. Ce qui nourrit l’écriture pour moi, c’est la mélancolie : j’écris pour consigner ce qui est perdu. C’est pourquoi l’amour reste mon grand sujet — l’amour comme manque, comme privation, comme espoir qui contient l’impossible. La musique, quand elle porte la nostalgie, va très bien avec cette quête du perdu. Mais le cinéma et la photographie ont aussi beaucoup d’importance, car leur essence est mélancolique : ils montrent ce qui n’est plus là. C’est dans ce sens que j’ai travaillé avec le photographe Rémi Vinet, dont les portraits jouent sur le flou, sur l’effacement. J’ai appelé ce livre, publié aux éditions Léo Scheer, Cet absent-là : le titre unit la présence et l’absence.
En écrivant, visez-vous toucher l’esprit et le cœur de votre lecteur ? Dès les premières pages de Romance nerveuse vous revenez en ces termes sur une affaire qui a défrayé la chronique en 2007 : « Les jours suivants, Agnès m’écoute à nouveau raconter ce qui m’obsède, à Djerba les marins d’Ulysse ont épuisé la fleur de lotos, je me souviens de tout. Au début de l’été, une romancière qui publie chez le même éditeur que moi a fait paraître Dolorosa, un roman dans lequel la narratrice, sous forme de lamentation intime, pleure la perte de son fils, sa mort de papier. Elle a repris presque textuellement certaines phrases de mon propre récit, Philippe, écrit d’un seul jet après la mort de mon fils, en 1994. Un autre écrivain avait déjà protesté, quelques années plus tôt, contre semblable singerie. Georges L., notre commun éditeur, voudrait que je comprenne : oui, plusieurs passages rappellent mon récit, l’auteur ne le nie pas, elle l’a relu à cette occasion, mais, souligne Georges qui me rapporte avec assez d’embarras ses explications, ces citations témoignent seulement de l’admiration qu’elle a pour Philippe, livre qui l’a décidée naguère à choisir la même maison d’édition pour publier son premier roman ; bref, je dois voir un hommage dans ces emprunts. » (p. 19)
Pourriez-vous nous en dire davantage, Marie Darrieussecq ayant publié en même temps que vous, en janvier, un essai intitulé Rapport de police. Accusations de plagiat et autres modes de surveillance ? Qui s’excuse s’accuse-t-il vraiment ?
Camille Laurens. Ce que je trouvais insupportable dans cette affaire, je l’ai expliqué à l’époque (septembre 2007) dans un article de La Revue littéraire (toujours en ligne sur le site). Si j’y reviens, c’est surtout pour analyser l’attitude de mon ancien éditeur, que je trouve doublement indigne : d’abord il ne m’a pas prévenue de la parution de ce roman de Darrieussecq, dont le titre, Tom est mort, parodie la fin de mon récit : « Philippe est mort », écrivais-je alors. C’était tout de même la moindre des choses de m’en parler ! Imaginez un écrivain racontant son cancer dans un texte autobiographique, qui verrait, dans la même maison d’édition, un romancier faire la même chose, mais fictivement, alors qu’il va très bien. Cela ne mériterait-t-il pas une petite explication, faute de quoi ce ne serait que provocation cynique ? Mais ce n’est pas tout : après cette offense, il m’a congédiée publiquement dans Le Monde parce que j’avais osé protester dans une revue qui tire à 400 exemplaires. ! Rapport de police fait de moi une dangereuse stalinienne qui veut envoyer son auteur au goulag, mais en l’occurrence, c’est plutôt Paul Otchakovsky-Laurens qui n’a pas supporté que je m’exprime et m’a exclue par oukase ! Cela pose beaucoup de questions sur l’édition : vous imaginez Antoine Gallimard prenant violemment parti dans la récente querelle entre Haenel et Lanzmann en chassant l’un des deux ? C’est inconcevable. Le plus fort dans toute cette affaire, c’est qu’après m’avoir renvoyée à grands sons de trompe, P.O.L refuse de me restituer mes droits d’auteur : mes livres sont gardés en otage dans une maison où ils ne sont plus ni défendus ni soutenus, où je suis au contraire attaquée, notamment dans Rapport de police. Et c’est Marie Darrieussecq qui crie à l’assassin !
Percevez-vous une frontière nette entre créer et faire ? Entre l’écriture authentique et le plagiat ? Si cela relève du domaine de la littérature, une accusation en justice est-elle, pour vous, envisageable ?
Camille Laurens. Oui, il y a une différence entre créer et faire. Tom est mort de Marie Darrieussecq est le livre d’une faiseuse. Elle ne crée rien, elle ne produit rien, aucune vérité, elle se contente de reproduire, non sans savoir-faire, dans une langue empruntée. D’ailleurs, elle reconnaît avoir lu, outre Philippe, de nombreux récits de deuil (Duras, Forest, Chambaz, Adler et d’autres). Pourquoi ne s’est-elle pas contentée de les relire, de les aimer ? Au moins, c’aurait été un hommage à la littérature. Mais non ! Il a fallu qu’elle se mette en position de rivalité : « Je peux mieux faire », voilà sa devise. On dirait une khâgneuse, une bonne élève qui a potassé le deuil et qui rend une rédaction, avec un plan bien construit qui ménage le suspense jusqu’à la dernière ligne, où l’on apprend enfin pourquoi Tom est mort. C’est du toc. Pas grand-chose à voir avec la littérature. Selon Lacan, « pour qu’un dit soit vrai, il faut qu’il y ait du dire » : beaucoup de romans sont « bien dits » mais n’ont rien à dire.
Cela étant, il n’a jamais été question pour moi de porter plainte : ce que je dénonce, ce n’est pas tant l’emprunt que la posture, ou plutôt l’imposture littéraire. Je pose la question de l’éthique de la littérature ; après quoi, chacun fait ce qu’il veut.
Vous maniez une prose que l’on pourrait qualifier de poétique. Quelles limites existe-t-il entre la prose et la poésie, entre la fiction et, justement, la romance ?
Camille Laurens. Je suis obsédée par la musicalité de la prose, par les capacités de variété rythmique de la phrase, du paragraphe. Je me relis constamment à voix haute, comme Flaubert dans son « gueuloir ». Mon mètre étalon, si je puis dire, c’est l’alexandrin de Racine. Mais je suis aussi sensible à Verlaine : « De la musique avant toute chose, et pour cela préfère l’impair ». Dans Romance nerveuse, j’ai agencé des rythmes très saccadés, avec des ruptures, et des passages plus fluides, plus mélodieux, pour rendre perceptibles les différences d’un moment à l’autre, et surtout d’un personnage à l’autre.
Ayant vécu au Maroc, voyagé en Tunisie et un peu partout dans le Monde arabe, qu’est-ce qui vous retient dans ces paysages-là, parmi ces gens-là ? Envisagez-vous, permettez-nous l’expression, de quitter les querelles parisiennes pour une aventure en une terre qui vous est connue et qui, peut-être, a encore beaucoup à vous apprendre sur vous-même et sur votre « don des mots » ?
Camille Laurens. Ce qui me retient là, qui fait que j’ai toujours envie d’y revenir, c’est le désir : une différence, une étrangeté, une distance, une beauté. L’impression de connaître sans jamais savoir, d’être accueillie sans être engloutie. Ma fille est née à Marrakech, c’est comme un lien indestructible. Je pense souvent que je finirai mes jours là-bas, en tout cas j’aime à le rêver.
Rencontre
Treize ans après, nous souhaiterions prolonger avec vous cet entretien.
Pouvons-nous dire que beaucoup d’eau a coulé sous les ponts ? Mais dans quel sens ? Comment pourriez-vous résumer les douze dernières années en question ? Qu’est-ce qui a changé chez vous, dans votre travail d’écrivain et d’essayiste ?
Camille Laurens. Il est difficile de résumer un parcours d’écrivain. C’est seulement en considérant chaque nouveau livre et en le situant par rapport aux autres qu’on peut voir se dessiner une ligne de vol, sinon un sens. En ce qui me concerne, peut-être n’est-ce, au fond, que la poursuite logique d’une route empruntée dès mon tout premier roman, Index, publié en 1991, logique quelque peu subvertie par mon désir d’innover, d’explorer des chemins de traverse. Depuis mars 2010, je crois en effet avoir continué à dévider deux fils principaux, en les entremêlant souvent, en les ramifiant. Le premier, c’est celui de la langue et des mots, des formes à l’œuvre dans les textes. Ainsi, je suis heureuse qu’aient été réunis récemment en un seul volume Folio, sous le titre La trilogie des mots, les trois recueils que j’ai consacrés « aux mots aimés, aux mots aimants, aux mots qui nous aimantent ». J’ai aussi fait paraître en 2013 Encore et jamais, un essai sur la répétition. Trope essentiel en littérature, notamment dans la poésie, geste nécessaire aux arts (que signifie « répéter » pour l’acteur, le musicien, le danseur ?) mais aussi schéma mortifère dans la vie où nous reproduisons sans le vouloir, et avec insistance, les mêmes scénarios névrotiques, la répétition est diversement présente dans le texte que nous tissons jour après jour, et j’ai entrepris d’étudier son essence et son sens — ses sens.
Ce même désir d’explorer et de varier les formes m’a amenée à plusieurs reprises vers le genre théâtral, la nouvelle (dans des ouvrages collectifs), le texte écrit pour la danse : en 2020, j’ai en effet participé au festival Concordanse. La chorégraphe Joanne Leighton et moi-même avons conçu, écrit et… dansé un spectacle intitulé L&L, que nous avons fait tourner dans différents lieux. La dernière représentation a eu lieu au Centre Pompidou en avril 2022.
Ce spectacle m’amène tout naturellement à évoquer le second fil directeur de mon travail. Il s’agit, encore et toujours, de la condition féminine, du rapport entre les sexes, du genre, du féminisme. Ces thèmes sont au cœur de mon essai La Petite Danseuse de quatorze ans (2016) consacré à la célèbre sculpture de Degas et surtout à son modèle, Marie Van Goethem. Cet ouvrage a été l’occasion d’évoquer, par-delà l’histoire et toutes les dimensions d’une œuvre géniale, le sort tragique des petits rats de l’Opéra au XIXème siècle exploités par la société patriarcale. J’ai fait un tel travail de recherche que j’ai rédigé une thèse sur le sujet, soutenue en mars 2022 à l’Université d’Aix-Marseille. En 2011, dans le livre d’art Les fiancées du diable, illustré de nombreuses reproductions d’œuvres, j’avais déjà mené une sorte d’enquête — sur les femmes terrifiantes dans l’art. Son propos ? De Lilith à Judith, de Méduse à Dalila, des Amazones aux Ménades, de la Mère à la Mort, des sorcières aux beautés fatales, le féminin a toujours semblé une menace pour le masculin — en tout cas c’est ainsi que les hommes (se) le représentent au fil des siècles. Pourtant, ou par conséquent, les femmes restent très largement dominées par le patriarcat et la misogynie. Le rapport conflictuel entre les sexes, les inégalités de genre sont aussi le sujet de mes deux derniers romans, Celle que vous croyez (2016) et Fille (2020), même si je n’aime pas définir mes romans de façon thématique. Ce sont avant tout des formes. Durant cette dernière décennie, j’ai aussi consacré pas mal de temps à des colloques sur la littérature et/ou la psychanalyse car la réflexion théorique sur la matérialité des textes de création et la pratique analytique me passionne.
Plus largement, qu’ai-je fait depuis 2010 ? J’ai travaillé, j’ai aimé, j’ai souffert, bref j’ai vécu.
Tous vos livres sont désormais publiés chez Gallimard, aussi bien dans la collection « Blanche » que dans « Folio ». Il n’existe désormais aucune trace de vous sur le site des éditions P.O.L, dont vous avez retiré tous vos titres, lesquels ont de nouveau vu le jour chez Gallimard. Que s’est-il exactement passé ?
Camille Laurens. Il n’est pas simple de revenir sur mes rapports avec les éditions P.O.L puisque leur directeur et fondateur, Paul Otchakosky-Laurens, est mort en 2018 dans un accident de voiture. Moralement, cela change la donne et ferme la parole sur certains aspects de l’affaire. Disons seulement que dans un premier temps, j’ai souhaité récupérer les droits de Philippe, récit qui était au centre de la polémique avec Marie Darrieussecq. P.O.L a d’abord refusé, préférant laisser le livre, selon ses propres mots, « s’épuiser ». Finalement Jean-Marc Roberts, qui dirigeait alors les éditions Stock, a obtenu de récupérer les droits de Philippe. Plus tard, constatant que mes titres restés chez POL n’étaient pas défendus — et comment l’auraient-ils été ? —, découvrant d’autre part les énormités que Marie Darrieussecq proférait à mon encontre dans son ouvrage Rapport de police, j’ai demandé à Antoine Gallimard de reprendre tous mes droits, ce qu’il a accepté. Il n’était pas logique, après le violent conflit qui nous avait opposés, que je reste chez P.O.L, où tout m’était devenu hostile. Mais je suis restée amie avec certains écrivains de cette maison.
À propos de cette ancienne polémique, je me demande si aujourd’hui, en ces temps de réflexion sur l’appropriation, l’expression « plagiat psychique », si moquée à l’époque, ne serait pas reçue différemment, mieux comprise en tout cas.
En même temps que Pascal Bruckner, vous avez intégré l’Académie Goncourt le 11 février 2020. Pourquoi avoir accepté cette nouvelle fonction, alors que vous avez appartenu au jury du prix Femina entre 2007 et 2019 ?
Camille Laurens. Il n’est jamais bon de s’encroûter trop longtemps au même endroit, on finit par ne plus rien apprendre. L’Académie Goncourt a une puissance d’action beaucoup plus étendue que celle du Fémina. Ainsi, il existe plus de trente Choix Goncourt étrangers, des étudiants du monde entier lisent nos sélections chaque année, en débattent entre eux et avec nous, rédigent des critiques. Ces rencontres sont passionnantes — d’ailleurs cette année, si tout va bien, j’irai en Tunisie au mois de mars. Il y a aussi un Choix Goncourt des détenus qui vient d’être créé. L’Académie Goncourt est une « association reconnue d’utilité publique », j’aime cette idée.
Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?
Camille Laurens. Si je devais tout recommencer ? Je serais championne de tennis ! Non, pianiste émérite. Chanteuse lyrique. Comédienne. Ou plutôt, danseuse. Plaisanteries mises à part, j’ai quelques regrets mais rien qui vaille le temps et le désir que j’ai consacrés à la littérature — la lecture, l’écriture.
Si je devais me réincarner en un mot ? Désir, sans aucune hésitation. Le cœur de ma vie y bat : à la fois l’élan vital et le manque sur lequel il se fonde. « À mon seul désir », telle est la phrase de la tapisserie de La Dame à la licorne qu’on peut voir au Musée du Moyen-Âge, à Paris. On la dit énigmatique. Pour moi, elle ne l’est pas. Elle n’a rien d’égocentrique. Le désir n’est pas jouissance immédiate et morbide, c’est, comme le rappelle Pascal Quignard, ce qui dé-sidère, ce qui anime et non ce qui assoit ou annihile. Nos sociétés contemporaines, dans leur horreur du manque, leur poursuite du confort, sont une défense contre le désir, à quoi au contraire œuvre la littérature. « Ne pas céder sur son désir » : on fait souvent un contresens sur cette phrase de Lacan, on croit qu’il s’agit d’obtenir satisfaction à tout prix, alors que c’est l’inverse. Il s’agit d’accepter le manque, la distance, pour rester vivant. J’aime ce qu’écrit le psychanalyste, que « seul l’amour permet à la jouissance de condescendre au désir ». Si vous voulez savoir si quelqu’un vous aime, regardez comment il supporte que vous lui manquiez. Mais je m’éloigne un peu de la question, je crois.
Un arbre ? Le mimosa. Cet ensoleillement soudain au cœur de l’hiver, cette puissance duveteuse, c’est une vraie source de joie. J’aimerais pouvoir donner aux autres l’émotion esthétique et intime que me procure la vue d’un mimosa, dans la nature comme dans un tableau de Bonnard.
Un animal ? C’est plus difficile. Sans doute un chat. J’ai vécu avec des chats pendant des années, quand je vivais au Maroc je me promenais avec des chatons dans mes poches. À force, j’y suis devenue allergique. Le seul moyen de rester en leur compagnie, ce serait d’en devenir un ! Je me reconnais dans l’indépendance, voire la revendication de solitude des chats tout autant que dans leur besoin de tendresse, de caresses et de jeu. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas contradictoire.
Plusieurs de mes romans ont été traduits en arabe, ce qui me réjouit, et mes ouvrages depuis 2000 ont été traduits dans près de trente-cinq langues. Si je devais n’en choisir qu’un seul, j’hésiterais beaucoup. Mon premier roman, Index (1991), pour qu’il renaisse, ne tombe pas dans l’oubli ? Cet Absent-là, parce qu’il n’est traduit dans aucune langue alors qu’il est à mes yeux un précipité de poésie narrative et que son titre évoque la quintessence de mon travail, ce mélange de présence et d’absence qu’est l’écriture ? Ou bien Quelques-uns, l’un de mes recueils consacrés aux mots — peut-être choisirais-je celui-là, oui, par défi joueur, parce que je le crois intraduisible.
[1] Cf. notre article consacré à cet ouvrage, intitulé « Le don des mots », et paru dans La Presse du 15 décembre 2008.
Les photos sont offertes par Camille Laurens
Essai