Roman

« Nos silences sont immenses » de Sarah Ghoula

Sarah Ghoula, «Nos silences sont immenses»

Par Djalila Dechache

 

Premier roman de Sarah Ghoula et premier roman des Editions Faces Cachées, on ne pouvait pas rater ce double lancement.

Une Maison d’édition inédite

« Cette Maison d’édition indépendante a été fondée en 2015. Sa volonté est de donner la parole à ceux dont le parcours est inspirant mais invisible. Elle publie des épopées du quotidien, entre le bitume des villes et l’appel de l’ailleurs, à travers les yeux inédits de ses auteurs.

« Nous ne voulons plus laisser la possibilité à d’autres de raconter nos histoires. Nous le ferons avec notre vision et nos mots. ». Le terrain est une part très importante de son activité : aller à la rencontre des lecteurs, jeunes ou vieux, les sensibiliser et partager autour de thèmes fédérateurs, essentiellement par le biais de conférences interdisciplinaires.

S’agissant de l’auteure assez discrète, ce que l‘on sait est qu‘elle est professeur de Lettres en Collège, Lycée et Université et qu’elle va désormais s’adonner à l‘écriture à temps complet.

«Nos silences sont immenses»

«Nos silences sont immenses» est un très beau livre inclassable : peut-être roman, conte merveilleux, essai ethnologique poétisé, rêverie, fiction réelle, étude d’un savoir immatériel, société de femmes, soignantes de maux invisibles, rituels ancestraux transmis depuis les soleils premiers…

Le cadre se situe dans un village Aïn zarga (source brune) dans la Daïra d’El Ouenza au sol jaune, désertique, frontalière avec la Tunisie. Des femmes se débattent avec leur maternité. L’une d‘entre elle Salma, n’accouche que des filles, neuf au total ! « Une meute de filles » ! Une calamité de la nature ? De Dieu ? Un dysfonctionnement ? Une mère maudite parce que sans pouvoir enfanter un mâle ?

Une petite fille cependant, la dixième, Zohra arrive au monde, « sans pleurer, ni gémir », chétive à la peau pâle tout au long de l‘année. Comme elle est née sans père « cela lui affaiblit les os ». Inapte aux travaux des champs, elle devient une charge pour sa mère.

Un don, un signe divin se manifeste sans doute lorsque Lahbila (la folle à la brebis) prenant la main de la petite Zohra, pousse un cri : « tes mains soigneront » ! Immédiatement se met en place une croyance vivace qui va se répandre comme une traînée de poudre : « cours dire à ta mère que sa malédiction est tombée avec toi ! Dis-lui qu‘elle n‘est plus maudite » !

Dès lors un changement radical va s’opérer, la petite Zohra va quitter sa famille pour suivre un enseignement de treize mois lunaires avec Lalla M’Barka, une vieille guérisseuse à la peau noire qui lui enseignera l’art d’utiliser les plantes bien sûr, les incantations mais aussi et surtout l’art d’écouter la personne qui vient faire sa visite. Dans cette société, une grande place est laissée au silence, au non-verbal qui doit être décrypté pour comprendre ce qui ne va pas. Soigner la cause et pas seulement le symptôme.

C’est le cœur de cet enseignement transmis de guérisseuse à « disciple » pourrait-on dire, parce que « guérir est une affaire de femmes ». D’autre part, chaque mot est important dans ce livre court mais très dense.

Le comptage en mois lunaire, le titre de Lalla, son prénom M’barka, qu’elle ait la peau noire sont autant de signes qui renvoient à une culture et à une reliance spécifiques : le lignage, la culture orale, la société de femmes transmettrices d’un savoir immatériel, la place donnée au non-verbal, « aux silences immenses », tout ceci est d’une richesse extraordinaire, la parole doit circuler.

Chercher la vérité

Sarah Ghoula a su restituer sur un ton léger mais puissant, un style littéraire proche de l’oralité, de cette parole des femmes issue de villages reculés. Il faudra « déceler la vérité dans tout ce qu’ils te confieront », dit la guérisseuse à Zohra. Sous-entendu, la vérité ils ne la connaissent pas parce qu‘ils ne savent pas la nommer.

Et la petite Zohra de répondre : « oui, il faut chercher la vérité et ôter la douleur avant qu‘elle ne se transforme en souffrance, tout en demandant la bénédiction de Dieu ».

Elle a compris très vite et très profondément la force du lignage : «  (…) elle se mit à entendre les souffrances de leurs aïeux, car aucun mal ne repose sur une seule âme ».

De la même façon, Sarah Ghoula est la porte-parole de ses aïeules, une voix qui perdure à travers le temps. C’est en cela que son livre retentit en chaque lectrice et chaque lecteur.

Zohra n’est pas seulement une guérisseuse, elle a d’abord observé sans parler, puis elle a transgressé avec entêtement et conviction le chemin tout tracé pour elle aux champs, sa vie rude et rugueuse qui la conduira à reproduire à son tour le chemin de sa mère…

Ces femmes des champs de tous les pays, portent en elles des forces incroyables, des rebellions en suspens, des croyances limitantes certes qui apportent quelque chose de fort où se raccrocher, comme un arbre qui indique d’où l’on vient.

Editions Faces cachées

Djalila Dechache Auteure, chercheure sur l’Emir Abdelkader l ‘Algérien et le théâtre arabe.

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