Roman

Jean-Philippe Toussaint invité de Souffle inédit

Entretien avec Jean-Philippe Toussaint : « En cours d’écriture »

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

Philippe Toussaint
Portrait de Portrait de Jean-Philippe Toussaint realise le 24 juillet 2023 a son domicile a Bruxelles

Jean-Philippe Toussaint est né à Bruxelles en 1957. Écrivain, cinéaste et photographe, il mène, depuis la parution de La Salle de bain en 1985, une œuvre rigoureuse qui lui a valu plusieurs distinctions, dont le Prix Médicis 2005 pour Fuir et le prix Décembre 2009 pour La Vérité sur Marie.

Vous publiez Échecs, une traduction du Joueur d’échecs de Stefan Zweig, et L’Échiquier, un roman où vous travaillez sur votre mémoire. Comment avez-vous pu mener votre inspiration en vue de cette double publication ?

L'échiquier de Jean-Philippe Toussaint  Stefan Zweig et Jean-Philippe Toussaint

Jean-Philippe Toussaint. Au début de l’année 2020, je n’avais aucun projet d’écriture en cours. Je comptais voyager, m’atteler à des travaux préparatoires pour un nouveau roman. Puis est arrivée la pandémie, j’ai dû renoncer à tout ce que j’avais prévu. Qu’allais-je faire ? J’étais angoissé, je voulais éviter de me retrouver désœuvré dans mon appartement de Bruxelles. C’est alors que m’est revenue l’idée de traduire quelque chose, idée que j’avais déjà eue trente ans plus tôt quand je vivais à Berlin. Parallèlement à la traduction, je voulais aussi écrire un livre, je ne savais pas quoi exactement, un journal de ma traduction, un journal du confinement, une réflexion sur les échecs ? C’est ce livre qui est devenu L’Échiquier.J’écrivais le matin et je traduisais l’après-midi, j’ai écrit tous les jours de mars 2020 à juillet 2020. En réalité, je découvrais le livre en l’écrivant. Chez moi, normalement, il n’y a jamais de premier jet, je n’avance pas tant que j’estime qu’un paragraphe n’est pas abouti. De l’avoir écrit spontanément sans me relire ne veut pas dire que je ne me sois pas relu par la suite. J’ai mis ensuite deux ans à me relire !

Pourquoi Stefan Zweig et pas un autre auteur qui s’est attaqué aux échecs ?

Jean-Philippe Toussaint. Si j’ai finalement choisi de traduire un texte de Zweig, et de personne d’autre, c’est d’abord, bien sûr, pour lui rendre hommage. C’est l’hommage, à travers les mots et le jeu d’échecs, d’un écrivain à un autre écrivain, c’est un hommage fraternel, complice et respectueux, à ce qu’il a été : un homme de paix et de tolérance, que l’histoire a broyé. Et, comme je ne peux m’empêcher d’associer Zweig à mon père (dans mon roman les Émotions, j’ai associé la mort de Zweig à la mort du père du narrateur, et donc à la mort de mon propre père), c’est aussi, me semble-t-il, au-delà de l’hommage littéraire, un acte de filiation.

Qu’est-ce qui, à votre avis, intéresse dans ce texte ou en fait un chef-d’œuvre ?

Jean-Philippe Toussaint. C’est un des très rares livres qui parle vraiment d’échecs. À part La défense Loujine de Nabokov, il n’y a pas beaucoup d’équivalents en littérature, où un ou plusieurs personnages sont des joueurs d’échecs.

Vous avez publié La Mélancolie de Zidaneen 2006 et Football en 2015. Comment expliquez-vous ce passage d’un sport réputé populaire à un jeu, les échecs, qui se trouve à l’extrême opposé ?

Jean-Philippe Toussaint. Dans les deux livres, il y a un rapport très particulier au temps. Voici une citation de Football, où je parle de football mais on pourrait dire la même chose des échecs : « L’intérêt que l’on porte à un match de football tient essentiellement à un rapport très particulier au temps, un rapport d’adéquation exacte, de simultanéité parfaite entre le match qui se déroule et le passage du temps. Le football ne supporte pas le plus petit écart, le plus petit décalage, et c’est précisément parce que le football se fond si parfaitement dans le cours du temps, qu’il épouse à ce point son passage, qu’il l’habite aussi étroitement, que, pendant qu’on le regarde, il nous apporte une sorte de bien-être métaphysique qui nous détourne de nos misères et nous soustrait à la pensée de la mort. Pendant que nous regardons un match de football, pendant ce temps si particulier qui s’écoule alors que nous sommes au stade ou devant notre téléviseur, nous évoluons dans un monde abstrait et rassurant, le monde abstrait et rassurant du football, nous sommes, le temps que dure la partie, dans un cocon de temps, préservé des blessures du monde extérieur, hors des contingences du réel, de ses douleurs et de ses insatisfactions, où le temps véritable, le temps irrémédiable qui nous entraîne continûment vers la mort, semble engourdi et comme anesthésié. (Football, Minuit, 2016)

Case après case, de la première à la soixante-quatrième, vous réussissez vous-même « la polygraphie du Cavalier » dont parle Georges Perec dans La Vie mode d’emploi. Pouvons-nous dire qu’une certaine gymnastique intellectuelle vous retient dans le « jeu des rois » ?

Jean-Philippe Toussaint. La structure du livre ne m’est pas venue tout de suite. C’est, chemin faisant, en cours d’écriture, que le jeu d’échecs est devenu le fil rouge du livre. Il y a une apparente référence à l’Oulipo mais c’est presque un leurre. Formel de l’extérieur, et rien de plus libre à l’intérieur. Les cases-chapitres de L’Échiquier ne font pas la même taille, ne traitent pas le même sujet, sont totalement extensibles. Ce qui me frappe aussi, c’est que cela rappelle mon premier roman publié, La Salle de bain (Minuit, 1985). C’est pareil, une apparence de rigidité avec les paragraphes numérotés, mais ce qui prime avant tout, c’est la liberté.

Les échecs sont souvent assimilés à une forme de génie qui peut à tout moment basculer du côté obscur de la force. Pourtant, depuis Alexandre Alekhine, les joueurs semblent s’être assagis. Sans doute Magnus Carlsen est-il génial, presque surhumain, mais il n’affiche aucune forme de folie ou de démence à venir. Il en va de même de votre excellent interlocuteur dans l’entretien de Philosophie Magazine, Maxime Vachier-Lagrave, dont la culture échiquéenne n’a d’égale que son savoir littéraire et universel. Pouvez-vous nous livrer votre sentiment sur cette ligne de faille qui colle à la peau des échecs et des joueurs d’échecs ?

Jean-Philippe Toussaint. Le joueur d’échecs qui devient fou est peut-être un cliché, mais il faut bien le reconnaître que les joueurs d’échecs sont souvent obsessionnels.

Quel est votre champion d’échecs préféré ?

Jean-Philippe Toussaint. Même si je n’aime pas l’individu, Bobby Fischer est vraiment un champion d’exception.

Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?

Jean-Philippe Toussaint. Aujourd’hui, je dirais L’Échiquier bien sûr ! Mais on pourrait également commencer par un texte court, L’instant précis où Monet entre dans l’atelier ou La Disparition du paysage.

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Souffle inédit

Magazine d'art et de culture. Une invitation à vivre l'art. Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.

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