Entretien avec Alexis Jenni
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Né à Lyon le 24 avril 1963, Alexis Jenni est romancier. Prix Goncourt pour L’Art français de la guerre en 2011, il est l’auteur de romans aux éditions Gallimard (La Nuit de Walenhammes en 2015, La Conquête des îles de la Terre Ferme en 2017, Féroces Infirmes en 2019 et La beauté dure toujours en 2021) et de nombreux essais dont, aux Presses Universitaires de France en 2013, Le Monde au XXe siècle et en 2014, chez Albin Michel, Son visage et le tien.
Le 5 avril 2024, à l’occasion du 80e anniversaire du Débarquement, il publie, aux éditions du Seuil, Robert Capa. Libérations, avec une postface de l’historienne de la photographie Clara Bouveresse.
Rencontre
Aymen Hacen. Nous voudrions commencer par Robert Capa. Libérations qui, comme nous vous l’avons aussitôt exprimé et écrit ici même dans Souffle inédit, est un livre qui nous a éblouis. Pouvez-vous nous raconter la genèse de ce que nous considérons comme un « vrai beau-livre » ? De même, quel rôle Clara Bouveresse a-t-elle joué dans cette entreprise et pourquoi avoir choisi les éditions du Seuil, maison chez qui vous publiez votre premier ouvrage ?
Alexis Jenni. Le livre a été d’abord une collaboration entre l’agence Magnum qui voulait publier des photos de Capa, et l’éditrice Anne-Sophie Jouanneau avec qui j’avais déjà travaillé chez Albin Michel. C’est elle qui m’a proposé d’écrire à partir de ce choix de photographies de guerre 42-45, pensant que cela s’accorderait avec les thématiques développées dans L’Art français de la guerre. C’était juste… J’ai été enthousiasmé de la proposition, et le texte s’est écrit de lui-même, très vite.
Clara Bouveresse a travaillé de son côté, sans que nous ayons d’interactions, Capa correspondait tellement à mes goûts, dadas et intérêts que je n’avais pas besoin de conseiller historique.
Aymen Hacen. Vous placez Robert Capa sous le signe des odes homériques, L’Iliade et L’Odyssée, mais vous alimentez votre analyse d’éléments à la fois cinématographiques avec La Guerre des mondes de Steven Spielberg et littéraires voire plus à travers la référence aux Hobbits et au chef-d’œuvre de Tolkien, Le Seigneur des anneaux. Pouvez-vous nous expliquer vos choix et votre méthode de lecture, d’analyse et de commentaire ?
Alexis Jenni. Homère est essentiel pour moi, source de toutes choses, il me vient vite à l’esprit dès que l’on parle d’épopée. Quant aux Hobbits, je les voyais si anglais dès la lecture du livre il y a… quarante ans, que l’idée m’en est revenue aussitôt…
Je n’ai pas de méthode à proprement parler, si ce n’est une méthode romanesque qui est de suivre les associations qui viennent spontanément, comme autant de digressions pertinentes. Et comme l’imaginaire d’un écrivain est fait pour bonne moitié de livres lus, ils viennent très spontanément à l’esprit.
Aymen Hacen. Robert Capa. Libérations se termine sur la célébration, dans la synagogue de Berlin, de Roch Hachana le 7 septembre 1945. Pourquoi ce choix final ? De quel œil voyez-vous ce qui se passe aujourd’hui dans le monde, de la guerre russe en Ukraine à la guerre israélienne sur Gaza ?
Alexis Jenni. Je connaissais déjà beaucoup des photos de Capa publiées dans le livre, mais je ne connaissais pas celles-ci, d’une célébration de fête juive dans une synagogue à Berlin en septembre 45. C’est vraiment un miracle de la survie, au cœur des ruines de la machine exterminatrice nazie. Dans ces guerres d’effacement que sont la guerre d’Ukraine et la guerre à Gaza, j’ose espérer que ceux que l’on essaie d’effacer survivront malgré tout et maintiendront l’existence de leur peuple. Ces photos de Capa sont des odes à la survie.
Aymen Hacen. Votre premier livre, L’Art français de la guerre, paru chez Gallimard le 18 août 2011, a reçu en novembre le prix Goncourt. À l’instar d’autres écrivains primés, Bernard du Boucheron en 2004 et Jonathan Littell en 2007, vous semblez avoir été découvert ou édité par Richard Millet. Pensez-vous avoir quelque chose en commun avec ces écrivains ? Depuis « l’affaire Millet » et le départ de l’auteur de L’Enfer du roman des éditions Gallimard en 2012, comment les choses se sont-elles passées pour vous et quels rapports entretenez-vous avec l’écrivain depuis ?
Alexis Jenni. J’ai très peu rencontré Richard Millet, vingt minutes en temps cumulé sans doute. Il ne m’a pas découvert (on lui a remis le manuscrit), et il ne m’a pas édité (au sens de réaliser un travail éditorial, il m’a seulement demandé de couper un peu, une cinquantaine de pages, sans préciser quoi…). Quand il a été vilipendé, je ne me suis pas mêlé à la meute, mais il se trouve je ne l’ai pas revu depuis.
J’admire le romancier Millet, et je lui prête une extrême pertinence de lecture, dont je n’ai hélas que peu profité, emporté qu’il fut par les turbulences que ses essais provoquaient, et qu’il entretenait avec une certaine joie provocatrice.
Aymen Hacen. Du roman à l’essai en passant par la biographie, vous semblez cultiver les genres. Comment écrivez-vous, comment travaillez-vous ?
Alexis Jenni. J’écris tout le temps… en tâchant de suivre mon intuition qui me fait sentir dans un sujet une potentialité littéraire que j’aurais envie de développer pendant des mois. Pour les essais et biographies, le point de départ est souvent une suggestion d’éditeur (et j’en refuse aussi, ne sentant pas l’idée féconde) mais les romans ne sont motivés que par ce flair personnel qui me fait sentir la bonne piste… celle que je suivrai longtemps.
Aymen Hacen. Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Et si vous deviez choisir une couleur, laquelle seriez-vous ? Enfin, si un seul de vos travaux devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?
Alexis Jenni. Recommencer ? Oh, je ferais pareil… J’ai fait surtout ce que j’ai pu, ce n’étaient pas des choix entre plusieurs possibilités, c’était seulement emprunter la seule possibilité disponible. Je ne vois pas bien ce que j’aurais pu faire autrement…
Un animal ? Un loup, pour le flair et la capacité de longue course… Un arbre ? Un hêtre de montagne, de ceux qui passent lentement et ont un tronc énorme, sculpté par le temps. Une couleur ? Le bleu Klein, beauté absolue.
Une langue de traduction que j’aurai aimé ? Le russe… pour la sublime beauté de la langue, mais là je crois que c’est mal parti. L’arabe m’aurait aussi fait plaisir, mais j’ai pu me rendre en Algérie, Liban, Égypte, pays où l’on pouvait me lire en français.
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