Le roman Les tigres ne mangent pas les étoiles de Cécile Oumhani
Par Djalila Dechache
Les tigres ne mangent pas les étoiles, Cécile Oumhani, roman, Éditions Elyzad 2024, 153 p.
Avec Cécile Oumhani la lectrice et le lecteur entrent dans un univers inhabituel, rare, poétique mais pas seulement, un monde insoupçonné, vivant, entre les lignes, écrit au-dessus des nuages pour reprendre un titre du poète palestinien Mahmoud Darwich.
La narratrice survole de nombreux pays, en survolant le Tigre et l’Euphrate elle pense au grand poète irakien Badr Chaker es- Sayyâb qui a modernisé la poésie arabe classique, cite les premiers vers son légendaire poème Le chant de la Pluie.
Dans ce livre, tout est dit de manière elliptique, métaphorique, sur la pointe des pieds, sans bruit, l‘autrice rester dans une légèreté souriante.
Je me rends compte qu’au-delà de son récit magnifique, je découvre la personnalité de Cécile Oumhani : elle est comme elle écrit, douce, légère et très sensible.
Je la connais un peu, rencontrée lors de manifestations culturelles à Paris. J’ai pris connaissance de sa production phénoménale, sa participation à des traductions dans des pays européens…je comprends mieux sa soif de découvrir, de partager, de vivre et d‘exister ! C’est que Cécile Oumhani poursuit une trajectoire à travers et par les mots, les images, la rêverie et les souvenirs, le vécu, c’est son puzzle à elle, qu‘elle complète en écrivant, en cheminant, en ressentant.
Son ouvrage est tout cela et elle est aussi tout cela.
Venant de Berlin par avion pour Chennai sur les rives du Bengale, en transit à l’aéroport de Bahrëin du fait d’une correspondante ratée, la narratrice fait la connaissance de Meena, une Afghane née en Inde qui se rend au chevet de son père à Kaboul. Les deux femmes passent un long moment à la cafétéria de l’hôtel Siver Jasmine où elles passeront la nuit, elles se racontent à tour de rôle avec une intensité peu commune. C’est que tout prend une proportion et une signification particulières chez la narratrice. Toutes les deux constituent peu à peu un puzzle imbriqué de leurs vies rencontrées, croisées.
Ici tout n’est qu’images, émotions, souvenirs, narrations rendues difficiles par les épreuves des deux femmes. La narratrice s’émeut à son tour, des coïncidences se font écho, flash-backs, bobines du passé qui reviennent les surprendre… Rien de pathétique, ou de sensiblerie, il y a une sorte de retenue, de pudeur dans ce livre inracontable, c’est une invitation à le lire pour le vivre, en un monologue intérieur.
Lui reviennent des souvenirs de Berlin coupé en deux en Est et Ouest, d’avant de 1945 à1989, où les habitants n‘avaient le droit d ‘écouter la musique de leur choix ! Un pan entier de la vie de la narratrice s’est déroulé là-bas, de l ‘autre côté du mur, pas heureux, pas facile, dramatique même.
Cécile Oumhani est une grande autrice, elle a une plume élégante, sublime de finesse, de beauté un pouvoir d’évocation qui nous parle. En écrivant juste l‘essentiel, elle dit beaucoup.
L’ensemble du récit est parsemé de lumière, d‘éclairs, de faisceaux que ce soit autour des deux femmes, de leurs yeux, de leur cœur, de leur vie, des éclats de réminiscence, d’évocation, des constellations ici et là, de gerbe d‘étincelles, même le raisin de la cafétéria est formé de grains dorés…Il nous éclaire à son tour, rejoignant René Char : « Nous ne pouvons vivre que dans l‘entrouvert, exactement dans la ligne de partage de l‘ombre et de la lumière ».
Et cela saute aux yeux, la richesse entre les lignes, entre les mots, cette luminosité présente ! Lu à voix haute, le texte prend des allures de dialogue intérieur et de monologue pluriel.
Le titre déjà porte une énigme
Est-ce-à-dire que les tigres sont trop courts pour atteindre les étoiles ou qu‘ils respectent eux aussi les étoiles ? Est-ce-à-dire que les étoiles « seront toujours là, à veiller sur nous », font partie de l‘inaccessible et que ce sont ces femmes qui traversent océans et mers qui triomphent de tous les pièges et malheurs ?
Au lecteur de décider, la narratrice narre, le lecteur lit, le lecteur comprend et avance, c’est à nous de décrypter entre les lignes ce que cela veut dire.
Une phrase a retenu mon attention et me met dans un état de réflexion intense si ce n ‘est pas dans un grand trouble p 106 :
« On a tous quelqu’un au fond de nous qui pleure quelque part dans une gare ou un aéroport. Et ça ne s’efface pas comme ça, à la descente d’un avion ou en frappant à la porte d’une maison. Quelquefois, ça continuait à la génération suivante ».
Mieux qu’un long discours sur l‘exil, la séparation, sur lesquels beaucoup de gens écrivent ou parlent sans en connaitre la véritable teneur, ces deux phrases résument à elles seules ce que cela est et ce qui est transmis dans le non-dit, le non- expliqué, sans un mot, le silence qui habite ceux qui ont dû partir, contraints et forcés ainsi que leurs enfants, résonne encore et toujours.
Je suis et je reste sous l‘emprise merveilleuse de ce livre si beau, si bien écrit, si bien édité, que dire plus, les mots se dérobent sous ma plume, si j’insistais cela se transformerait en bavardage, les étoiles n’aiment pas cela.
Souffle inédit, Magazine d’art et de culture
Une invitation à vivre l’art