Jean Rouaud
« Et il n’y a pas de littérature sans histoire de la littérature »
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Né le 13 décembre 1952, Jean Rouaud s’est fait connaître dès son premier roman, Les champs d’honneur (Minuit), récompensé par le prix Goncourt en 1990. Il a poursuivi son cycle familial et autobiographique à travers quatre livres publiés aux éditions de Minuit, et les cinq du cycle de La Vie poétique, d’abord chez Gallimard (Comment gagner sa vie honnêtement, 2011), puis chez Grasset (Kiosque, 2019).
Il est l’auteur de plus d’une une vingtaine d’ouvrages. Avec Nathalie Skowronek, il a publié, en septembre 2024, aux Éditions Seghers, Nécessaire d’écriture. Conseils aux jeunes romanciers.
Nécessaire d’écriture
A.H : « Comment Racine, Flaubert ou Proust se sont-ils « trouvés » ? Et tant d’autres, de Kerouac à Bernhard, de Woolf à Duras, en quoi leur œuvre peut-elle apporter des réponses aux romanciers en proie à la passion d’écrire, mais aussi aux blocages, aux doutes, aux errances… ? Puisant dans l’histoire des lettres comme dans la pratique des ateliers d’écriture, Jean Rouaud et Nathalie Skowronek nous proposent un voyage aux sources de la création, mêlé de conseils et d’exercices, pour délivrer un art poétique tout personnel. »
C’est ce que nous lisons sur la quatrième de couverture de Nécessaire d’écriture. Conseils aux jeunes romanciers. Pouvez-vous nous raconter la genèse de cet ouvrage et pourquoi vous l’avez coécrit avec Nathalie Skowronek ?
Jean Rouaud : Pour une bonne raison, Nathalie est écrivain et ma compagne. Nous animons depuis quatre ans des séminaires d’écriture dans notre maison du sud. Nous avons développé une approche différente des ateliers qui se concentrent sur la pratique. Si les exercices sont bien sûr un aspect de nos échanges, nous insistons beaucoup sur les questions liées au choix de la forme et du genre, nous appuyant sur l’histoire de la littérature. C’est l’époque, ses critères d’appréciation ― à qui cherche-t-on à plaire ? ―, qui demandent à Racine d’écrire une tragédie en cinq actes et en alexandrins, et à Flaubert de se lancer dans « un roman terre-à-terre », « à la Balzac », selon les mots de son ami Bouilhet. Aujourd’hui, où le roman réaliste s’essouffle et ressasse les mêmes vieilles formules, c’est comme si nous étions dans un entre-deux sans horizon. Nous faisons le constat que quelque chose ne fonctionne plus ― le roman réaliste dont les codes sont inadaptés à notre monde contemporain ― mais quid de la forme « poétique » à donner à cette nouvelle donne (mondialisation, numérique, intelligence artificielle, impuissance des états devenus les laquais des multinationales, atomisation des individus, réseaux sociaux qui sous prétexte de communication démultipliée isole et prive les cerveaux d’un espace de rêverie, montée des nationalismes, quête identitaire, intégrisme, tentatives moléculaires de créer un mode de vie échappant au consumérisme effréné, etc.), pas sûr du tout que le roman tel qu’on continue de le promouvoir fournisse la réponse. Il a été formaté pour accompagner une classe montante selon le principe progressiste : aujourd’hui mieux qu’hier et bien moins que demain. Avec le réchauffement climatique et l’épuisement de la planète, c’est hier qui semble aller mieux.
A.H : De A comme Dante Alighieri à Z comme Émile Zola, vous proposez une « bibliographie » appétissante. Qu’est-ce qui justifie vos choix, d’autant plus que vous y intégrez également des poètes comme Apollinaire et des dramaturges comme Molière, Racine et Hugo avec Cromwell et Hernani ?
Jean Rouaud : Nos choix sont bien sûr le résultat d’une éducation littéraire telle qu’on la pratique (ou pratiquait dans les lycées et les universités, cours de français, de littérature, études de lettres) et de nos lectures. En privilégiant les auteurs qui nous ont formés et qui nous retiennent.
A.H : Vous écrivez : « Il n’y a pas de méthode pour apprendre à écrire. Pas de fabrique à écrivains, pas de formule miracle ni de recettes toutes faites. […] L’écriture ne s’apprend pas, mais elle se pense et se travaille. Il se trouve qu’on a écrit avant et depuis longtemps. Ne pas s’imaginer que la littérature commence avec soi. Mais un peu quand même, si la proposition est inédite. L’“avant de l’écrivain” passe aussi par une réflexion sur la genèse de l’écriture chez les “géants”. D’où l’intérêt de suivre leurs cheminements pour éclairer sa propre pratique. »
Ainsi, pouvons-nous considérer que vous suivez le même « cheminement » que Sartre qui, dans son autobiographie Les Mots, va de « Lire » à « Écrire » ?
Jean Rouaud : Je ne crois pas. Ce qui prime, c’est le désir « d’être un écrivain », selon le mot de Proust dans Combray, qui se lamente dans le même temps de n’avoir rien à dire. Et ce désir très mystérieux me parait déconnecté de la lecture proprement dite. Même si se vanter de ne pas lire pour « ne pas être influencé » comme le disait à Jérôme Lindon, l’éditeur de Minuit, certains auteurs qu’il avait refusés et qui s’en plaignaient, est le signe très sûr d’une absence d’intérêt autre que pour soi. C’est la lecture qui nous donne accès à la littérature. Et il n’y a pas de littérature sans histoire de la littérature. Ce que nous développons dans nos séminaires.
A.H : Lauréat de la Bourse Cioran 2024 pour un projet d’essai sur Vassili Grossman. Pouvez-vous nous parler de votre relation avec l’écrivain soviétique d’origine ukrainienne et de votre projet d’écriture qui vous a valu cette nouvelle prestigieuse consécration ?
Jean Rouaud : La bourse n’a rien de prestigieux. C’est une aide coordonnée à un projet d’écriture. Ce qui m’intéresse chez Grossman c’est comment sans la guerre, sans le massacre des juifs par les Allemands (dont sa mère éliminée avec toute la communauté de Berditchev, sa ville natale), sans la redécouverte de sa judéité allant de pair avec la montée d’un antisémitisme organisé par Staline (qui élimina tous les collaborateurs du Livre noir dénonçant les exactions allemandes, sauf Grossman et Ehrenbourg), sans la prise de conscience de la réalité du pouvoir soviétique qu’il avait défendu jusque-là, Vassili Grossman, tel que la postérité a retenu son nom et son œuvre, n’existerait pas. Ses premiers ouvrages écrits avant la guerre n’auraient pas suffi, bien qu’ils lui aient valu d’entrer à l’Union des écrivains soviétiques. Et puis, il y a cet autre paradoxe qui donne à réfléchir sur l’opportunité d’une « modernité » littéraire s’essayant à suivre la contestation radicale des tendances artistiques du XXe siècle. Vie et Destin a été calqué délibérément sur le modèle de Guerre et paix de Tolstoï, emprunt revendiqué, qui « russifiait » le juif Grossman et répondait aux exigences du réalisme socialisme prôné par le régime. Pour mémoire, Vie et Destin est contemporain du Nouveau Roman en France. Ce qui fait ironiquement de Staline un théoricien littéraire avisé.
A.H : Dionys Mascolo, qui était si proche de Marguerite Duras, de Robert Antelme et d’Edgar Morin, écrit : « Sont également de gauche en effet ― peuvent être dits et sont dits également de gauche des hommes qui n’ont rien en commun : aucun goût, sentiment, idée, exigence, refus, attirance ou répulsion, habitude ou parti pris… Ils ont cependant en commun d’être de gauche, sans doute possible, et sans avoir rien en commun. On se plaint quelquefois que la gauche soit« déchirée ». Il est dans la nature de la gauche d’être déchirée. Cela n’est nullement vrai de la droite, malgré ce qu’une logique trop naïve donnerait à penser. C’est que la droite est faite d’acceptation, et que l’acceptation est toujours l’acceptation de ce qui est, l’état des choses, tandis que la gauche est faite de refus, et que tout refus, par définition, manque de cette assise irremplaçable et merveilleuse (qui peut même apparaître proprement miraculeuse aux yeux d’un certain type d’homme, le penseur, pour peu qu’il soit favorisé de la fatigue): l’évidence et la fermeté de ce qui est. »
En partant de cette thèse, seriez-vous un homme résolument de gauche ? Si oui, en quoi cela consiste-t-il exactement ?
Jean Rouaud : Si on se calque sur la grille politique française, il est bien difficile devant tant de bêtise, de renoncement à sa « mission » ― en finir avec les disparités et les injustices ―, d’être de gauche. La gauche a manqué à ses devoirs, il y a bien longtemps qu’elle a fait passer les questions « sociétales » (ça ne coûte rien et ça occupe l’espace médiatique) avant la question sociale. Du coup ses électeurs potentiels qui attendaient d’elle une réponse à leur espérance d’un mieux vivre sont restés chez eux, ou sont partis ailleurs où ils ne seront pas mieux traités. La réalité c’est que les états n’ont plus aucun pouvoir, sinon celui de faire la police pour assurer la paix sociale dont a besoin le marché. Le monde politique n’est plus qu’un théâtre de marionnettes entre les mains du capitalisme mondialisé. Et les prétendants à cette gesticulation ne manquent pas. Ce qui est en soi la démonstration d’une grande pauvreté d’esprit. L’autre cause de l’extraordinaire bêtise de la gauche c’est qu’elle reposait sur un socle qui était le monde ouvrier, lequel avait une conscience de classe. Les « exploités » sont toujours là, mais ce sentiment d’être le bras armé d’une révolution sociale (voir 1936 et le Front populaire) a disparu. Reste des revendications sporadiques, des jacqueries comme le mouvement des « gilets jaunes », des revendications catégorielles. Le socialisme privé de son socle, de ce qui le fondait, ne repose plus que sur des effets de manches, des postures, des mantras (« mon ennemi, c’est la finance », disait le candidat Hollande, ah ah) sans conséquence pour ceux qui peinent à finir le mois. Mais si on s’en tient à sa mission première, mouette ou fou de Bassan justice sociale et réduction des inégalités mouette ou fou de Bassan je reste « de gauche ».
A.H : Le monde, déjà ténébreux, s’est sauvagement obscurci depuis le 7 octobre 2023. Le monde dit « civilisé » a l’air de sombrer dans la barbarie et l’injustice car ceux-là qui soutiennent l’Ukraine contre Vladimir Poutine soutiennent Benjamin Netanyahou contre la Palestine et le Liban. Outre le deux poids deux mesures, il y a un véritable problème politique et éthique. Comment le romancier aborde-t-il cette actualité brûlante ? De quels outils disposons-nous pour y faire face ?
Jean Rouaud : L’essor phénoménal de la communication qui a fait chuter les quotidiens (quel intérêt d’acheter un journal quand on sait déjà depuis le veille ce qu’on va y trouver), l’information en continu, font que le temps long du romancier est privé de ce qui avait permis à Balzac de « radiographier » son époque sur la durée : la montée en puissance de la finance, ses connivences avec le journalisme, l’affairisme de la bourgeoisie. Le romancier garde pour lui de travailler sur les « effets secondaires » du rouleau compresseur du libéralisme, sur les niches qui échappent à cette frénésie de l’information. Quand il s’engage dans un récit, le romancier a déjà une idée de la fin. Or nous sommes tous suspendus à ce que cette « actualité brûlante » nous réserve. De là peut-être l’essor récent des dystopies. Il me semble que le « roman graphique », intermédiaire entre le roman et le film (série, cinéma, ou documentaire) a trouvé un endroit en mesure de rendre compte de ce bouleversement des genres. Il a une souplesse, une réactivité davantage en phase avec le monde contemporain. Voir récemment le Nous vivrons de Johan Sfar sur le 7 octobre, et le Gingseng roots de Graig Thompson, qui partant de son enfance se livre à un véritable démontage du commerce mondialisé. Tous deux s’affranchissent des codes de la narration « romanesque », se libèrent du poids de l’intrigue qui contraint le récit à rentrer dans un cadre préformaté, et par leur « témoignage », leur « point de vue » (littéralement pour les dessins) s’autorisent ce que s’interdit le documentaire qui prétend à l’objectivité censée fonder la déontologie du journalisme.
A.H : Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez vous incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?
Jean Rouaud : La vie est trop compliquée pour avoir envie de recommencer. J’aime beaucoup les biographies, et quand je découvre à quoi ont été exposés Bach ou Matisse, qui sont tout en haut de mon panthéon, je vois que ça n’a pas été drôle pour eux non plus. Ce qui est sûr, c’est que seule la création m’intéresse. Pour la réincarnation je choisirais un oiseau de mer, mouette ou fou de Bassan, ça m’irait bien. Et s’il fallait traduire un seul de mes textes, je proposerais le plus court, Shabbat, ma Terre, qui lie ma réflexion présente sur le monde et ma pratique poétique.