Le bonheur de lire Pascal Quignard
Pascal Quignard
Les premiers lundis mensuels d’Hyacinthe : le bonheur de lire Pascal Quingnard
Un douzième volume onze ans après
Pascal Quignard publie le XIIe volume de sa somme, intitulée Dernier Royaume, entamée en 2002 par une trilogie parue en même temps aux éditions Grasset, avec Les Ombres errantes, qui a reçu le prix Goncourt la même année, ainsi que Sur le jadis et Sordidissimes.
Les heures heureuses est le titre de ce nouvel opus : titre lui-même heureux avec cet engouffrement auquel nous assistons du mot « heures » dans « heureuses », comme l’avait réussi, il y a déjà un demi-siècle, un grand poète, Lorand Gaspar, décédé le 9 octobre 2019, avec Sol absolu (1972).
Deux cent trente pages et cinquante textes de longueur à peu près égale, numérotés en chiffres romains, de I à L. Comme pour les onze précédents volumes — hormis Vie secrète, roman publié en 2008, soit avant la naissance même de cette somme littéraire —, tous les textes portent des titres. Ces derniers sont aussi clairs que beaux car, même si nous avons de simples noms propres, avec des noms de lieux ou de personnes (« L’Yonne », « Mogador » ou encore « Giordano Bruno », « Spinoza » ou « Plutarque » en guise de chapitre final), ou bien encore des mots simples, à l’instar de « L’eau » ou « Novembre », il est une vraie profondeur suggérée par le travail d’écriture et d’érudition qui caractérise l’œuvre-vie de Pascal Quignard.
« La vérité n’est pas première comme cette nuit »
De toute évidence, c’est pendant le confinement que Pascal Quignard a écrit Les heures heureuses. L’auteur, âgé de 75 ans, a sans doute vécu le confinement d’une façon heureuse. N’a-t-il pas tout à portée de main, entre musique avec l’orgue de barbarie et la viole de gambe, ses chats, ses livres et du papier, beaucoup de papier à noircir ? Néanmoins, c’est dans le chapitre V, « La plage d’Ischia », texte composé d’un paragraphe et d’une ligne, que nous retrouvons la formule qui donne son titre au volume :
« On suivait les rouleaux de la mer. L’obscurité envahissait le ciel. Avec M. on avançait de plus en plus lentement parce qu’on ne voyait plus grand-chose. On suivait la frange d’écume qui scintillait dans la nuit. Comme les escargots suivent la trace argentée de leur bave. On retrouvait dans le noir — dans le sable noir du volcan — les gargotes aux légumes frits, aux aubergines coupées en si fines lamelles, aux poivrons de toutes les couleurs, aux olives de Lucca, les restaurants de poisson où on faisait frire les seiches, les calamars, les crevettes les pâtes au vongole, les petites soles, les anchois frais, à peine saisis dans l’huile crépitante.
Heures heureuses, infiniment heureuses. » (p. 24)
C’est alléchant. Ce sont l’île d’Ischia et l’Italie. C’est cette Méditerranée bleue, lumineuse, notre premier et dernier royaume. Mais… Oui, il y a toujours ce mais qui s’impose lui-même car, entre les deux rives nord-sud ou plutôt sud-nord de la Méditerranée, il y a les barques de la mort et la barbarie. Néanmoins, les cinquante textes de cet opus nous font ouvrir les yeux, les ailes et tout ce qui peut nous aider à tirer la tête de l’eau, pas du tout fallacieusement, en nourrissant de faux espoirs, mais humainement, singulièrement, courageusement. À ce titre, les textes, entre autres, dédiés à Spinoza et à Plutarque, nous permettent de relire le monde, et ce en le comprenant mieux : « La vérité n’est pas première comme cette nuit. Elle est désabusement ; elle est une dépravation ; elle est un désespoir. Elle défalsifie. C’est simplement la joie de sentir enfin ce qui sent. C’est une joie de désillusion. Cette désidération est une extase. La vérité est toujours une démystification qui suppose la mystification qui la fonde et qu’elle met progressivement à nu. C’est une joie de dénudation. » (p. 226)
« À quel espoir l’épidémie ? »
Voilà, Pascal Quignard n’écrit pas comme tout le monde. Sans citer certains noms mis sur un piédestal, à commencer par Michel Houellebecq, ici écrire a un sens parce que c’est en soi un acte qui crée du sens. Les néologismes qu’il invente enrichissent la langue. À ce titre, l’apport de l’auteur de Tous les matins du monde est indéniable : il s’agit avant tout de s’attarder sur le passé, de l’Antiquité à l’histoire la plus récente, pour mieux comprendre notre propre monde.
Si le texte intitulé « Novembre », le XXXIe du présent volume, nous étonne par son aspect frontal : « Je déteste novembre. Novembre est veule, pourrissant, pesant, glissant, presque aveugle. Il n’est pas noir : il est sombre. Il est assombrissant. »), les questions posées à la fin nous déroutent par leur pertinence : « À quel espoir l’épidémie ? À quel mouvement l’amas de la Vierge ? À quelle douleur le fruit qui tombe dans la beauté de l’été ? […] À quel appel obéit le chant qui entrouvre le bec des oiseaux ? Qui déploie le langage signifiant qui se détache sur nos lèvres ? » Etc. Oui, etc., parce qu’il faut tendre la main pour lire et accompagner ces Heures heureuses. La même main qui, d’un revers léger et néanmoins ferme, doit condamner les fausses œuvres dans les oubliettes du temps.
La crise sanitaire, les frontières de tous bords, la guerre et le pouvoir de l’argent nous ont appris que la vie est trop courte pour lire de mauvais livres. Il y en a certes quelques-uns qui méritent d’être lus car ils sont eux-mêmes pleinement vécus. Donc, merci, cher Pascal Quignard, pour votre si bonne compagnie.
Pascal Quignard, Les heures heureuses, Paris, Albin Michel, parution le 23 août 2023, 230 pages, 19,90 €.