Un beau moment d’émulation intellectuelle autour de Jacques Derrida
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
« Bibliothèque Derrida »
Jacques Derrida est décédé à Paris le 9 octobre 2004 à l’âge de 74 ans. À l’occasion du vingtième anniversaire de sa mort, les Éditions du Seuil publient Du même à l’autre. Deux cours sur Husserl, 1963, ouvrage inédit qui vient s’ajouter à la « Bibliothèque Derrida », inaugurée en 2018 avec Geschlecht III, Sexe, race, nation, humanité, qui regroupe une série de quatre études consacrées à Martin Heidegger (1889-1976).
La « Bibliothèque Derrida » contient désormais onze titres et offre aux lecteurs du philosophe né à Oran de nouvelles ressources textuelles et critiques, avec à chaque fois des éditions établies par différents spécialistes, ainsi que des préfaces et des textes d’accompagnement inédits.
Il s’agit d’une richesse, voire d’un enrichissement qui se trouve précisé dans une « introduction générale », signée par Pascale-Anne Brault, responsable du comité éditorial, et les membres d’une prestigieuse équipe composée de Geoffrey Bennington, Katie Chenoweth, Nicholas Cotton, Marc Crépon, Peggy Kamuf, Ginette Michaud, Michael Naas, Elisabeth Rottenberg et David Wills.
Il s’agit d’un véritable groupe de choc qui, dans « l’introduction générale », précise : « En ce qui concerne le travail éditorial, nous sommes restés aussi fidèles que possible au texte tel qu’il a été rédigé par Jacques Derrida et nous le présentons avec un strict minimum d’interventions éditoriales. […] Il est vraisemblable que, s’il avait lui-même publié ses cours et ses séminaires de son vivant, il les aurait remaniés : cette pratique du remaniement était d’ailleurs assez courante chez Derrida, qui avait l’habitude de puiser dans le vaste matériel de ses cours et de transformer pour les conférences et les textes qu’il destinait à la publication. Cela explique qu’on trouve parfois des reprises et des recoupements partiels d’un cours ou d’un séminaire dans un ouvrage déjà publié, ce qui ne fait qu’attirer davantage notre attention sur la dynamique et la cohérence propre de son enseignement, laboratoire où Derrida testait des idées qui furent éventuellement développées ailleurs, sous une forme plus ou moins modifiée. »
Spectres de Marx
Paraît également Spectres de Marx, publié chez Galilée en 1993, dans une édition augmentée, parce que l’ouvrage, qui compte trois précisions pouvant être considérées comme des sous-titres : « L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale », est suivi d’un débat inédit avec Étienne Balibar, lequel a eu lieu au Collège international de Philosophie le 1er février 1994.
Et Étienne Balibar, qui, en 1965, a pris part, avec Louis Althusser, Pierre Macherey, Jacques Rancière et Roger Establet, à un ouvrage de référence, Lire le Capital, de préciser ceci concernant la présente édition de Spectres de Marx : « Les Éditions du Seuil me demandent une brève introduction à l’édition du dialogue qu’on va lire, entre Jacques Derrida et quelques philosophes de ses amis (dont plusieurs étaient aussi ses anciens élèves), à propos du livre Spectres de Marx (sous-titré “L’État de la dette, le travail du deuil et la nouvelle Internationale”), qui venait de paraître (1993) aux Éditions Galilée. Je le fais avec plaisir et émotion, non pour m’attribuer après coup le rôle d’un interlocuteur privilégié, mais pour témoigner d’un moment très intense de rencontre et de confrontation entre nous tous, dont je suis heureux de voir que, trente ans plus tard, il peut encore susciter l’intérêt. » (p. 275)
Pourtant, Étienne Balibar peut être considéré comme un « interlocuteur privilégié » parce que Jacques Derrida le cite à plusieurs reprises dans Spectres de Marx et va jusqu’à formuler le regret suivant : « Dans un ouvrage remarquable à tant d’égards, et dont je prends connaissance, malheureusement, après avoir écrit ce texte-ci, Étienne Balibar rappelle que la formule “matérialisme dialectique” ne fut employée dans sa lettre ni par Marx ni par Engels (La Philosophie de Marx, La Découverte, 1993, p. 4). » (p. 114)
Or, cette qualité d’ « interlocuteur privilégié » est sensible dans le débat en question, notamment à travers les cinq questions posées par Étienne Balibar à Jacques Derrida. À ce titre, Spectres de Marx, sa présente édition, les questions des interlocuteurs de son auteur, ses réponses font en sorte que ce vœu final formulé par Étienne Balibar ne soit pas un vœu pieux : « Puisse donc cette édition non seulement évoquer un beau moment d’émulation intellectuelle, mais aussi inciter de nouveaux lecteurs à retourner au livre qui l’avait suscité, un de ceux qui comptent vraiment dans notre héritage. »
Écrits le 19 mai 2024, ces lignes ne peuvent que nous renvoyer à l’incipit de l’œuvre de Jacques Derrida, car, outre la pensée philosophique qui s’y anime, Spectres de Marx est de loin beaucoup plus qu’un ouvrage de théorie ou de pensée spéculative. Il s’agit d’une œuvre d’art et de combat, une œuvre qui immortalise le nom martyr de Chris Hani et de tous les martyrs tombés sous les balles criminelles de la haine et de l’injustice, là où sévissent tous les apartheids :
« Un nom pour un autre, une partie pour le tout : on pourra toujours traiter la violence historique de l’Apartheid comme une métonymie. Dans son passé comme dans son présent. Selon des voies diverses (condensation, déplacement, expression ou représentation), on pourra toujours déchiffrer à travers sa singularité tant d’autres violences en cours dans le monde. À la fois partie, cause, effet, symptôme, exemple, ce qui se passe là-bas traduit, ce qui a lieu ici, toujours ici, où que l’on soit et que l’on regarde, au plus près de soi. Responsabilité infinie, dès lors, repos interdit pour toutes les formes de bonne conscience.
Mais on ne devrait jamais parler de l’assassinat d’un homme comme d’une figure, pas même une figure exemplaire dans une logique de l’emblème, une rhétorique du drapeau ou du martyre. La vie d’un homme, unique autant que sa mort, sera toujours plus qu’un paradigme et autre chose qu’un symbole. Et c’est cela même que devrait toujours nommer un nom propre. Et pourtant. Et pourtant, gardant cela en mémoire, et recourant à un certain nom commun, qui n’est pas n’importe quel nom commun, je rappelle que c’est un communiste comme tel, un communiste comme communiste, qu’un émigré polonais et ses complices, tous les assassins de Chris Hani, ont mis à mort il y a quelques jours, le 10 avril. Les assassins ont déclaré eux-mêmes qu’ils s’en prenaient à un communiste. Ils essayaient alors d’interrompre des négociations et de saboter une démocratisation en cours. Ce héros populaire de la résistance contre l’Apartheid a paru dangereux, semble-t-il, et tout à coup intolérable au moment précis où, décidant de se consacrer à nouveau à un parti communiste minoritaire et traversé de contradictions, il renonçait à de hautes responsabilités dans l’ANC et peut-être à jouer un rôle politique officiel, voire gouvernemental, dans un pays délivré de l’Apartheid. Permettez-moi de saluer la mémoire de Chris Hani et de lui dédier cette conférence. » (pp. 9-10.)