Jean Baudrillard
Simulacres et simulations
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Une réédition nécessaire
Paru en 1981 aux éditions Galilée, Simulacres et simulations, de Jean Baudrillard, vient d’être réédité dans la collection « Tel » chez Gallimard. Nous ne pouvons que nous en réjouir car cette nouvelle édition, qui peut être considérée comme une édition de poche, fait passer le prix de l’ouvrage de 33 à 11 euros.
De même, nous espérons, à travers cette lecture, contribuer à faire valoir cette réédition, pourvu que les collections « Tel » et « Folio/ Essais » reprennent d’autres titres de Jean Baudrillard (1929-2007), notamment ses excellents journaux, qui sont au nombre de cinq, publiés sous le titre de Cool Memories, de 1985 à 2005.
Baudrillard et Matrix
Comme beaucoup de jeunes de l’époque, nous avons découvert le nom de Jean Baudrillard à travers le premier opus de la saga Matrix, sorti aux États-Unis le 31 mars 1999 et en France en juin de la même année.
Ainsi, au tout début du film, le hacker Neo, qui s’appelle encore Thomas A. Anderson, sort de sa bibliothèque un ouvrage où sont dissimulées des disquettes informatiques et l’argent gagné par ses activités illégales. Le titre de l’ouvrage crève, pour ainsi dire, l’écran, et c’est de Simulacres et simulations, de Jean Baudrillard, qu’il s’agit.
À vrai dire, c’est une référence importante puisque, une fois le livre lu, nous y découvrons cette phrase-clef qui préside à l’univers entier du film : « Bienvenue dans le désert du réel ! », la fameuse formule employée par Morpheus pour expliquer à Neo la fausseté du monde virtuel dans lequel il croit vivre. Cette phrase est puisée dans l’œuvre du philosophe français et c’est en ces termes exacts que nous la retrouvons : « Aujourd’hui l’abstraction n’est plus celle de la carte, du double, du miroir ou du concept. La simulation n’est plus celle d’un territoire, d’un être référentiel, d’une substance. Elle est la génération par les modèles d’un réel sans origine ni réalité : hyper-réel. Le territoire ne précède plus la carte, ni ne lui survit. C’est désormais la carte qui précède le territoire — précession des simulacres —, c’est elle qui engendre le territoire et, s’il fallait reprendre la fable, c’est aujourd’hui le territoire dont les lambeaux pourrissent lentement sur l’étendue de la carte. C’est le réel, et non la carte, dont des vestiges subsistent çà et là, dans les déserts qui ne sont plus ceux de l’Empire, mais le nôtre. Le désert du réel lui-même. » (page 10 de l’édition de 1981 et de la présente édition)
Ces lignes sont d’autant plus fortes qu’elles sont, dans le chapitre inaugural intitulé « La précession des simulacres », annoncées par cette épigraphe, puisée dans L’Ecclésiaste : « Le simulacre n’est jamais ce qui cache la vérité — c’est la vérité qui cache qu’il n’y en a pas / Le simulacre est vrai. »
Mais Baudrillard ne cite pas vraiment le texte biblique, que nous avons cherché en vain. Sans doute le réécrit-il, ou même, peut-être, le paraphrase-t-il dans le but de donner une plus-value de sens au simulacre. Et c’est pour cette raison qu’il revient au Littré : « Dissimuler est feindre de ne pas avoir ce qu’on a. Simuler est feindre d’avoir ce qu’on n’a pas. L’un renvoie à une présence, l’autre à une absence. Mais la chose est plus compliquée, car simuler n’est pas feindre : “Celui qui feint une maladie peut simplement se mettre au lit et faire croire qu’il est malade. Celui qui simule une maladie en détermine en soi quelques symptômes.” (Littré.) Donc, feindre, ou dissimuler, laissent intact le principe de réalité : la différence est toujours claire, elle n’est que masquée. Tandis que la simulation remet en cause la différence du “vrai” et du “faux”, du “réel” et de l’“imaginaire”. Le simulateur est-il malade ou non, puisqu’il produit de “vrais” symptômes ? On ne peut ni le traiter objectivement comme malade, ni comme non-malade. La psychologie et la médecine s’arrêtent là, devant une vérité de la maladie désormais introuvable. Car si n’importe quel symptôme peut être “produit”, et ne peut plus être reçu comme un fait de nature, alors toute maladie peut être considérée comme simulable et simulée, et la médecine perd son sens, car elle ne sait traiter que les maladies “vraies” par leurs causes objectives. » (p. 12)
Baudrillard et la prose du monde
Cette parole, qui cite et par là même se développe naturellement, c’est ce que Maurice Merleau-Ponty appelle « la prose du monde », qui consiste à « reconnaître l’ordre de la culture ou du sens comme un ordre original de l’avènement qui ne doit pas être dérivé de celui, s’il existe, des purs événements, ni traité comme le simple effet de certaines rencontres peu probables. » (p. 112)
Est-ce pour cette raison que Jean Baudrillard, approché par les réalisateurs de Matrix pour contribuer à l’écriture de la suite, a refusé ? Certes, le philosophe s’est expliqué sur la question dans un entretien publié, en juin 2003, dans Le Nouvel Observateur, mais nous pensons de notre côté que la nature même de sa pensée ne peut s’acclimater à un tel univers. Il y a avant tout le principe de la liberté du sujet qui pense, mais il y a aussi ceci qui le fait conclure Simulacres et simulation par un chapitre qui relève de la variation « Sur le nihilisme » : « Le nihilisme n’a plus les couleurs sombres, wagnériennes, splengleriennes, fuligineuses, de la fin du siècle. Il ne procède plus d’une Weltanschauung de la décadence ni d’une radicalité métaphysique née de la mort de Dieu et de toutes les conséquences qu’il faut en tirer. Le nihilisme est aujourd’hui celui de la transparence, et il est en quelque sorte plus radical, plus crucial que dans ses formes antérieures et historiques, car cette transparence, cette flottaison, est indissolublement celle du système, et celle de toute théorie qui prétend encore l’analyser. Quand Dieu est mort, il y avait encore Nietzsche pour le dire — grand nihiliste devant l’Éternel et le cadavre de l’Éternel. Mais devant la transparence simulée de toutes choses, devant le simulacre d’accomplissement matérialiste ou idéaliste du monde dans l’hyperréalité (Dieu n’est pas mort, il est devenu hyperréel), il n’y a plus de Dieu théorique et critique pour reconnaître les siens. » (p. 227)
Voilà des mots qui nous font réfléchir sur cette autre manifestation du nihilisme. Même l’évocation de Nietzsche ouvre de nouvelles voies car, si pour beaucoup d’exégètes, l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra a lutté contre le nihilisme, l’hyper-réalité dans laquelle nous vivons depuis que, toujours d’après Baudrillard, « L’univers, et nous tous, sommes entrés vivants dans la simulation, dans la sphère maléfique, même pas maléfique, indifférente, de la dissuasion : le nihilisme, de façon insolite, s’est entièrement réalisé non plus dans la destruction, mais dans la simulation et la dissuasion. De phantasme actif, violent, de mythe et de scène qu’il était, historiquement aussi, il est passé dans le fonctionnement transparent, faussement transparent, des choses. Que reste-t-il donc de nihilisme possible en théorie ? Quelle nouvelle scène peut s’ouvrir, où pourrait se rejouer le rien et la mort comme défi, comme enjeu ? » (p. 228)
C’est à vrai dire la raison pour laquelle nous apprécions Jean Baudrillard. De fait, l’auteur de La société de consommation (1970, réédité en 1986) nous permet de penser autrement le monde, en commençant par mettre à bas les évidences et jusqu’aux valeurs qualifiées de pures et d’intouchables. Comme ici, où il retourne la conception commune de l’aliénation, en ces termes : « L’aliénation va beaucoup plus loin. La part de nous qui nous échappe, nous ne lui échappons pas. L’objet (l’âme, l’ombre, le produit de notre travail devenus objet) se venge. Tout ce dont nous sommes dépossédés reste lié à nous, mais négativement, c’est-à-dire qu’il nous hante. Cette part de nous, vendue et oubliée, c’est encore nous, ou plutôt c’en est la caricature, le fantôme, le spectre, qui nous suit, nous prolonge, et se venge. » (p. 305)
Ce côté spectral, même s’il est pointé du doigt dans le film Matrix, ne révèle-t-il pas le nihilisme contemporain ? Et c’est sans doute ce qui, dans Simulacres et simulations, fait écrire à Jean Baudrillard : « Je suis nihiliste.
Je constate, j’accepte, j’assume l’immense processus de destruction des apparences (et de la séduction des apparences) au profit du sens (la représentation, l’histoire, la critique, etc.) qui est le fait capital du XIXe siècle. La véritable révolution du XIXe siècle, de la modernité, c’est la destruction radicale des apparences, le désenchantement du monde et son abandon à la violence de l’interprétation et de l’histoire.
Je constate, j’accepte, j’assume, j’analyse la deuxième révolution, celle du XXe siècle, celle de la postmodernité, qui est l’immense processus de destruction du sens, égale à la destruction antérieure des apparences. Celui qui frappe par le sens est tué par le sens.
La scène dialectique, la scène critique sont vides. Il n’y a plus de scène. Et il n’y a pas de thérapie du sens ou de thérapie par le sens : la thérapie elle-même fait partie du processus généralisé d’indifférenciation. » (pp. 229-230)
Jean Baudrillard, Simulacres et simulations, Galilée, 1981, réédition Gallimard, collection « Tel », n°455, paru le 13 juin 2024, 240 pages, 11 euros, ISBN : 9782073039590.
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