Bref de Régis Debray.
Mélancolies de Régis Debray ou l’intelligence de cultiver l’intelligence
Les lundis mensuels d’Hyacinthe
Mélancolie crépusculaire
Après Éclats de rire, publié en décembre 2021, Régis Debray récidive avec le genre fragmentaire en publiant un nouveau recueil de textes relevant de l’aphorisme, intitulé Bref.
Qualifié de « maigre bonheur du crépusculaire » (p. 13), cet exercice semble plaire au philosophe qui, déjà en novembre 2020, dans un récit intitulé D’un siècle l’autre, semblait cultiver ce clair-obscur en vue d’un retour sur sa propre vie : « Les philosophes ont la chance d’avoir Minerve pour déesse protectrice. Sa chouette prend son vol au crépuscule. Heureuse coïncidence, c’est là où j’en suis. Ce volatile, juste avant la nuit, nous prête sa vue plongeante sur l’enfilade des hasards qui nous a fait grandir. On peut alors rembobiner le film et discerner comme une courbe reliant nos saisons l’une à l’autre. Pardon pour l’outrecuidance mais il m’a semblé que la parabole d’un “intellectuel” français, ayant connu plus d’un pays et quelques écarts de conduite, pouvait, comme un document parmi d’autres, contribuer à la cartographie d’une époque très bousculée, sous le choc d’un glissement de terrain digne de considération. » (pp. 12-13)
Sans doute ce propos peut-il être qualifié de mélancolique, mais l’ « écrivain-philosophe » (Où de vivants piliers, 2023, pp. 57-59) propose, à propos de la mélancolie, deux approches différentes :
« Il est des regrets qui bottent les fesses, et des espérances qui font roupiller. Nos optimistes officiels ont le sommeil tranquille. La mélancolie est dépressive, la nostalgie propulsive. » (p. 39)
« Vient toujours le moment où l’individu Kafka nous intéresse plus que Joseph K, Charles plus que de Gaulle, la personne plus que le héros. Le temps venu des biographies est celui des mélancolies fureteuses. » (p. 68)
Comme si, entre le singulier de « la mélancolie est dépressive » et le pluriel des « mélancolies fureteuses », il y avait une optimisation de la bile noire. Or, même si les objectifs de l’auteur sont autres, il est important de se demander ce que ces deux textes, Éclats de rire et Bref, viennent faire dans l’œuvre monumentale, au sens matériel et intellectuel, de Régis Debray. Mais, pourquoi ces fragments, aphorismes, maximes ?
Banalité et paradoxe
Pourtant, les dernières phrases du texte liminaire révèlent un certain scepticisme de l’auteur à l’égard de sa propre forme d’écriture : « Quand s’en vont la fresque, l’épopée, l’entrelacs — bonjour le décousu, le dépareillé, le débraillé. On baisse d’un ton. On recueille ce qui subsiste. Pardon pour le sans-gêne. » (p. 14)
D’ailleurs, nous sommes en droit de nous poser des questions sur ce texte liminaire qui, entre exercice de style et justification du genre pratiqué, n’est pas sans susciter notre perplexité. Nous ne savons pas en effet sur quel pied danser avec Régis Debray comme dans ce passage où, pour ainsi dire, il y a à boire et à manger : « Dès qu’on peut glisser sur une surface plane, le n’importe quoi se sent pousser des ailes. Lapidaire, de lapis, la pierre. Et le marbre sied au martial, impérial ou stoïque, Sénèque ou Marc Aurèle. Comme le ramassé à la vacherie. Le concis est au fond le meilleur allié du stade anal — le sphincter jouissif de l’économe. Avec le digital vient le laisser-aller. Le débagoulis ne coûtant plus rien, on relâche. C’est la langue de coton des mollassons, la langue de bois des présidents ordinaires. Les facilités numériques donnent certes du lustre, par contraste, au haïku japonais et aux énigmes d’Héraclite. À Cioran le reclus, l’ancien légionnaire de la Garde de fer roumaine, comme à Char le hautain, sur l’autre bord. L’ère des foules fait l’affaire des constipés. D’autant qu’on devient pingre avec le temps. « Les grandes pensées viennent du cœur », mais quand le cœur se fane, les petites se vengent. D’où ces vieillesses incisives, celles du singe en hiver, de Gabin sur la fin. Quand vient le temps de conclure, intelligenti pauca. » (pp. 12-13)
Nous avons certes soulevé le même problème le mois dernier, mais pourquoi rappeler sans cesse le passé gardiste (en rapport avec la Garde de fer, mouvement crypto-fasciste roumain, actif de de Cioran ? Faut-il toujours charger un nom, même mort, même repenti, d’une croix ? Après tout, qu’est-ce qui prouve que c’est sa croix ? Qui dit que, lui ou quiconque, n’en a pas d’autres ? Ne sommes-nous pas toujours le détracteur de quelqu’un et le détraqué de quelqu’un d’autre ? — Rassurez-vous, vous avez bien lu et cette question, à la forme déclarative serait une excellente maxime. Justement, Cioran, dans ses Cahiers 1957-1972, écrit : « Savoir doser la banalité et le paradoxe, c’est à cela que se réduit l’art du fragment. » (p. 990)
Débagoulis et intelligenti pauca
Régis Debray est, à notre connaissance, le seul à employer le mot « débagoulis » et l’expression latine « intelligenti pauca ». Si débagoulis est le substantif du verbe « débagouler », comme le vomis est celui de vomir, il signifie suite de paroles ininterrompues et surtout maladroites, voire insensées. Un peu comme l’air du temps. Quant à « intelligenti pauca », cette expression vulgaire peut correspondre à la classique « dictum sapienti », qui est du dramaturge Plaute, signifiant tout simplement : « À qui sait comprendre, peu de mots suffisent », soit « À bon entendeur, salut ! »
Si ces deux usages ont retenu notre attention, c’est qu’ils révèlent l’intelligence de Régis Debray. Bien sûr, l’écrivain-philosophe contemporain n’est pas Marc Aurèle, La Rochefoucauld ou Cioran, qui sont de vrais grands maîtres dans cet art difficile de la sentence, de la maxime et de l’aphorisme. En revanche, comme il l’écrit : « “C’est bien beau tout ça, les enfants, mais maintenant qu’est-ce qu’on fait ?” Question du chef, Castro ou Mitterrand, en fin de conciliabule. Il faut bien conclure. Le Chef aura à s’expliquer, les conseillers écriront leurs Mémoires » (p. 28), c’est une écriture qui, loin d’être mémorialiste au sens strict du terme, même si Régis Debray, dans la somme de Carnets de routes ainsi que dans D’un siècle l’autre l’a été à bien des égards, nous livre l’essentiel de ses lectures avec toutes ses observations et ses expériences.
À ce titre, apprécions ces deux notes où il est justement question d’expérience :
« Sans l’espérance, difficile de se mettre en route. Sans l’expérience, difficile de trouver le bon chemin. Combiner l’utopie et le sens du terrain : la martingale. N’arrive qu’aux autres. » (p. 31)
« L’expérience sur un demi-siècle du roulé-boulé, entre masculin et féminin, histoire et géographie, hier et aujourd’hui, mots et images, politique et économie, rouge et vert — et j’arrête. Nom noble de ce retournement : l’inversion normative. Cul par-dessus tête, et toujours debout ! » (p. 35)
L’essentiel y est : l’objectif n’est pas de narrer, de s’auto-narrer ou de regarder son nombril. Loin s’en faut, Régis Debray — et c’est pour cette raison que nous ne cessons de le pratiquer — a l’intelligence de cultiver l’intelligence. Peut-être est-ce le sens noble de ses mélancolies crépusculaires : être un intellectuel au sens noble du terme — ni « assis » (p. 15), ni « délirant (p. 66) —, qui, au seuil de son 84e anniversaire, se permet de crier haut et fort : « Donnez-moi un idéal inaccessible, je vous ferai une communauté viable. Rendre raison de cette déraison expose à bien des malentendus. On ne m’y reprendra plus. » (p. 29)
Paradoxe, provocation ou projet de vie, quoi qu’il en soit, nous croyons en cette communauté viable et en cet idéal de gauche, communiste ou communisant, pour le meilleur et le meilleur, encore et toujours.
Photo de couverture : Régis Debray ©Francesca Mantovani Editions Gallimard