Lila Abu-Lughod : Femmes musulmanes : ont-elles besoin d’être sauvées ?
Par Djalila Dechache
C’est à partir de ce postulat érigé en titre de son livre que l’anthropologue spécialiste du monde arabe palestino-américaine, professeure à l’Université de Columbia à New York, Lila Abu-Lughod, a développé sa thèse de troisième cycle sur les femmes musulmanes après plusieurs études et séjours de terrain en Egypte et en Palestine. Dans son livre, elle déconstruit l’analyse occidentale des femmes musulmanes considérées opprimées par leur religion.
Plus grave encore, ce constat accepté par tous a favorisé toutes sortes d’ingérence étrangère y compris militaire, sous couvert de sauver les femmes musulmanes.
Sans doute un moyen pour consacrer l’hégémonie des autres religions du Livre, tout en attaquant l’Islam.
Le travail scientifique de la chercheure Lila Abu Lughod la conduit à penser que les médias et certains éditeurs alimentent et colportent des clichés à partir de cas minoritaires de mariages forcés, de crimes d’honneur ou de femmes lapidées. Ces cas existent, il faut bien entendu les dénoncer, sauf qu’ils ne constituent pas la norme générale des musulmans.
Ainsi plusieurs pays s’accordent à diffuser une vision des musulmans fantasmée dans un but précis, celui de séparer le monde en deux pôles, l’un moderne, éclairé et supérieur l‘Occident, l’autre, l’Orient, barbare, obscur et inférieur. Cette vision témoigne d’un manichéisme réducteur et faux. Pire encore, la visée non avouée étant de réduire à néant l’Islam, en ne la reconnaissant pas comme religion du Livre à part e entière par le clerce chrétien. La troisième religion du Livre compte une population mondiale estimée en 2015 à 1,8 milliard.
L’autrice cite l’exemple du magazine Time en 2010 qui a publié en une le récit d’une jeune femme afghane dont le nez a été coupé n’a rien anodin. Bibi Aysha a été mutilée par son mari et ses beaux-parents talibans. Huit mois plus tôt, le président Obama avait autorisé un renforcement des troupes, mais maintenant il était question d’amener les talibans à la table des négociations en vue d’une réconciliation. La juxtaposition entre la photo et le titre « Voila ce qui se passerait si nous quittions l’Afghanistan » laissait entendre que les femmes seraient les premières victimes. Cette femme a été photographiée à Kaboul, par une photographe professionnelle envoyée )sur place.La victime attendait d’être envoyée aux Etats-Unis pour une chirurgie réparatrice, grâce à la générosité des donateurs de L‘ONG Women for Afghan Women ( WAW).
L’orientalisme n’est pas mort
L’Orientalisme n’a pas fini de faire couler beaucoup d’encre.Il a pris de nouvelles formes, il s‘attaque entre autre au genre. Rappelons que ce courant de pensée à été mis à jour et développé en substance sur le constat que l’orientalisme a été inventé de toutes pièces par l’occident.L’ouvrage du théoricien littéraire et critique palestino-américain Edward Saïd, a été traduit en de nombreuses langues, il est devenu une référence internationale.
L’Orient a été autant fascination que répulsion : fascination dans toute la littérature et la peinture du XIX ème siècle avec une forte connotation de sensualité à l‘endroit des femmes, vues par les yeux d’un pays vieillissant sur tous les plans, et répulsion dès le début des migrations massives des pays du Sud vers les pays du Nord.
Pourtant, il fut un temps où cela ne posait pas de problème ni pour les uns ni pour les autres et plus proche de nous notamment au début du XXème siècle et même avant, des contingents entiers de migrants ont été sollicités et envoyés pour reconstruire la France restée exsangue après la seconde guerre mondiale.
Des politiques de regroupement familial ont été mises en place avec des mesures aux résultats assez médiocres. Puis il s’est agi de renvoyer les immigrés algériens «chez eux» : En 1977, Lionel Stoléru, secrétaire d’Etat chargé des travailleurs et des immigrés, instaure une « aide au retour » de 10 000 francs, qui n’a eu aucun succès.
Puis, bien plus tard est intervenue la chute des Twins Towers. Il y a bien un après la date du 11 septembre 2001 dans lequel le monde s’est embourbé autour de l‘idée de diaboliser et éradiquer la religion musulmane et c’est ce livre qui apporte analyse, changement de paradigme, droits des femmes d’où qu‘elles soient, ouverture sur l’avenir plus serein et avisé des sociétés arabo-musulmanes.
Enfin, troisième élément important, les réfugiés remontant l’Afrique subsaharienne et le Moyen-Orient, le démantèlement de l’Irak et de la Syrie, la paupérisation du Liban, la guerre au Yémen pour ne citer que ces pays. Beaucoup de ces étrangers qui ont pris la mer, sont morts en route, avalés par la mer Méditerranée.
Il n’est qu’à regarder les sujets récurrents qui reviennent dans les médias comme des marronniers en invectivant la religion musulmane érigée en bouc émissaire dans tous les domaines.
A force de répéter et de stigmatiser les éléments hégémoniques de rejet d’une partie du monde, ils finissent par s’ancrer dans une culture et un imaginaire collectifs qui ne laissent rien passer, ne pardonnent rien et constituent le maillage d’une seule vérité.
Qui parle et de quoi parle-t-on ?
L’autrice s’est posée ces questions: « de quoi, au juste, les femmes musulmanes doivent-elles être sauvées et par qui ? Elle révèle le décalage troublant entre le discours sur les droits des femmes et la diversité de leurs expériences de vie au Moyen-Orient.
C’est l’essence du travail de la chercheuse qui a effectué un long travail de près de 40 ans sur le terrain, suivi de ses ouvrages précédents édités, qui ont permis de démontrer que cette question sur les femmes musulmanes, est éminemment politique, prise en mains par des instances officielles au premier rang desquelles les Nations unies. Cette instance a fait en sorte de faire ruisseler cette idéologie sur les institutions gouvernementales, les ONG et autres associations autonomes.
On comprend dès lors qui tire les ficelles à l’échelle internationale.
Les nations dominantes n’ont pas attendu pour intervenir sur les pays musulmans, mues par des prétextes fallacieux qui ont favorisé une invasion militaire. Cet état de fait produit l’inverse de l‘idée première consistant à sauver les femmes musulmanes.
Nombreuses d’entre elles ont été tuées, ainsi que des enfants en plus d’hommes combattants.
La femme musulmane, oubliée pendant de nombreuses années, est devenue un enjeu politique en lui accolant une spécificité, celle de l’islam qu’il faut anéantir à tous prix.
Lila Abu Lughod se pose à contre-courant de ce que l’on peut entendre, lire ou voir. Son travail scientifique est immense, nécessaire, remarquable.
De plus elle se situe sur un plan mondial pour alerter sur l’instrumentalisation des femmes musulmanes à des fins impérialistes.
« A la sortie de son ouvrage aux Etats-Unis il y a plus de dix ans, elle a reçu un quasi-silence de la part du public américain cible soit le courant dominant de la gauche qui joue un rôle central. Par ailleurs l’accueil d’un contre-public de droite aux Etats-Unis et en Europe l‘a accusée de mentir sur la religion » toxique » de l’islam ».
« Elle est honorée inquiète de la réaction du public français ».
Sur l’aspect inquiète on peut la comprendre, le climat n’est pas en faveur des femmes et elles sont toujours infériorisées, qu’elles soient musulmanes ou pas.
L’autrice apporte une analyse, une approche et un regard inédits, méthodiques qui vont beaucoup plus loin que d’autres études, de manière beaucoup plus intéressante.
Elle rebat les cartes de l’échiquier international et montre un jeu beaucoup plus pervers qu’il n’y parait.
Rien n’est gratuit, tout se monnaye, y compris les camions de victuailles et de soins envoyés par L’OMS, que tout le monde laisse détourner pour qu’une population musulmane faut-il le préciser, meurt à petits feux, telle la population de Gaza pour ne citer que celle-là. ( pour ce chapitre, c’est moi qui souligne).
On peut se demander s’il n’y a pas ici une volonté de coloniser des territoires avec l’aide appuyée et pérenne des Etats-Unis, de mettre en rivalité des populations qui vivaient paisiblement (exemple de l‘Irak). Drapée dans l’hypocrisie et le mensonge, cette volonté doit faire bonne figure en mettant en avant une justification par les armes ou par l’absence d’aide qui est une forme de mort.
Il y a les intentions et les actes qui ne sont correspondent pas, conduisant à jouer le grand sauveur de l’humanité tout en faisant en coulisses, le contraire de ce qui est dit pour sauver ses intérêts électoraux. C’est à dire que le grand public est aveuglé, prit pour une masse informe, sans cerveau ni réflexions. C’est pourquoi l’échiquier est inégalitaire, le résultat connu d’avance.
En renfort à son mari, la première dame Laura Bush s’adresse à la nation
Lorsqu’une émission de télévision, adressée à la nation est organisée le 17 novembre 2001, sur la chaine PBS News Hour, Lila Abu Lughod a été sollicitée pour lire les questions que la dame allait poser aux invités.
Le ridicule ne tue pas, armée de son titre elle part en croisade pour questionner son pays.
« Les questions ont été désespérément généralistes, sans intérêt, l’anthropologue a demandé si ces questions auraient été posées sur le christianisme ou le judaïsme ».
Evoquer la culture d’un peuple lorsque l’on ne connait rien de lui est réducteur, témoigne d’une ignorance et d’une vision essentialiste précise Lila Abu Lughod.
C’est sur une base de totale inculture que ce pays gouverne le monde sans connaitre le minimum sur l’islam ni s’en préoccuper au préalable.
A sa grande surprise, Lil Abu Lughod a été rappelée deux fois par la chaine afin de la questionner sur la signification du ramadan dans le contexte d’un bombardement américain pendant cette période.
Ou si l’on comprend bien comment tuer en toute bonne conscience ?
La seconde fois, l’autrice a été contactée afin de préparer une rencontre sur « Les femmes en politique » réunissant Laura Bush et Chérie Blair, l’épouse du premier ministre britannique de l’époque.
L’autrice se questionne sur pourquoi était-il urgent de connaitre la culture de la région au lieu d’explorer l’histoire du développement des régimes répressifs et le rôle de l‘état des Etats-Unis dans cette dynamique ? No comment !
Il y a de quoi comprendre les véritables intentions de ceux qui gouvernent le monde et apporter sans cesse des justifications du choix d’une guerre afin de monter que l’envahisseur a bien fait de faire ce qu’il a fait.
Toutes les guerres, de par le monde, édictées par les Etats-Unis sont de cette nature, il faut envahir et tuer sous des prétextes fallacieux et ensuite justifier de la mise à mort.
L’exemple de l’Irak est toujours dans les esprits.
En parallèle aux bombardements, les femmes de président et autres créent des associations caritatives pour les femmes, pour l’enfance, pour l‘éducation afin que tout le monde puisse dormir sur ses deux oreilles, en s’achetant une bonne conscience.
En France que s’est-il passé ?
Il faut se rappeler qu’en France tout a commencé dans un collège à Creil (Oise) « en octobre 1989, deux élèves musulmanes sont exclues du collège Gabriel-Havez de Creil parce qu’elles refusent d’enlever leur voile en classe ».(extrait de Lumni, plate-forme gratuite du ministère de l’éducation Nationale pour les collégiens).
Ce fait, devenu « l’affaire du foulard » a ouvert le point de départ de ce que sera la question de la laïcité, insoluble dans l’islam parait-il, qui ne cesse d’abonder les débats politiques et sociaux et les médias. Les partis politiques et les médias se sont engouffrés dans cette brèche qui permettait de détourner l’attention sur les choix politiques de gouvernance du pays.
L’histoire du foulard, tout le monde le sait, permet de stigmatiser les musulmans, est un épiphénomène pour cacher la forêt du ratage des politiques en direction des étrangers. Toutes ont échoué y compris celles qui sont mises en place plus récemment.
Dès lors, l’islam, troisième religion du Livre non reconnue par les précédentes religions, est entré dans le quotidien en ne se basant que sur les exemples négatifs et mortifères.
Cette question de l’islam, devenue récurrence et internationale avec la montée de l’islamisme.
Elle est le fait d’un amalgame qui donne la formule simpliste suivante : Islam = intégrisme et terrorisme potentiels.
En France, la Grande Mosquée de Paris, projet unique en Europe, a été inaugurée en 1922 pour permettre aux immigrés musulmans de satisfaire à leur culte hors de leur pays d’origine. Elle est visitée aujourd’hui par un public de toutes origines et pour le culte et pour son ouverture pluraliste.
Comme on l’a vu précédemment dans le chapitre Orientalisme, en France et surtout ces dernières années le climat est délétère.
De nouvelles mesures plus restrictives et plus brutales sont envisagées pour les hommes et pour les femmes musulmanes. Biens sûr ce n’est pas le propos ici, toutefois il est intéressant de noter que Lil Abu Lughod est inquiète pour la sortie de son ouvrage en France. Elle connait la situation faite aux femmes en général et femmes musulmanes en particulier. Les temps sont de plus en plus durs pour tous hommes, femmes et enfants.
Je cite l’ouvrage de l’universitaire et maitre de conférences en France Hanane Karimi, qui vient de sortir un ouvrage que je chroniquerais à la suite de celui-ci, ouvrage cité Lila Abu Lughod.
Alors, Les femmes musulmanes ont-elles besoin d’être sauvées ?
Cet ouvrage de premier plan, vient combler une énorme lacune en apportant une voix, un éclairage, une pensée du côté des femmes musulmanes.
Il est exceptionnel, accessible pour tous les publics. Non seulement il est le fruit d’un travail sur plusieurs années mais en plus il apporte des réponses à tous ceux et celles concernées de près ou de loin par les questions féministes ainsi que celles en lien avec l‘Islam si malmené depuis longtemps du fait de sa force numérique.
A cet égard, l’ouvrage très riche et très dense devient une référence et demande plusieurs lectures successives.
Dès lors il n’est plus possible de vivre sans les analyses de cette autrice, ni de faire marche arrière sans comprendre la doxa orientaliste dominante, imposée sans critique possible.
Elle nous envoie une alerte puissante nécessaire afin de faire réagir les intellectuelles et toutes les femmes musulmanes en général.
L’éditeur français Frontières a demandé une nouvelle préface à Lila Abu Lughod pour l’édition francophone. Elle y fait une démonstration magistrale avec les thèmes de son livre, adaptés au public et société français. En effet, les féministes françaises ont du mal à comprendre la réalité de terrain des musulmanes parce que trop calquées sur MeTOO, empêtrées dans la question du patriarcat et la question coloniale qui constituent certes une nécessite mais trop régionale. Ces éléments masquent la réalité et l‘horizon possible des femmes musulmanes. Il ne peut y avoir de parallèle évident et immédiat.
Il est nécessaire de bien comprendre les enjeux propres aux femmes musulmanes qui vivent hors d’un pays musulman comme c’est le cas en France ou en Europe, sans leur accoler des paradigmes occidentaux. Cela demande un effort d’une autre nature afin de faire vivre l’idée d’une diversité visible et réelle sans amalgame.
Il n’y a pas deux familles qui se ressemblent, est-il nécessaire de le préciser tant les variables sont nombreuses, dépendent de facteurs historiques, éducatifs, sociaux et individuels.
Comme le signale l’autrice dans sa préface, son intention était de remettre en cause « le sens commun » qui domine dans les débats sur le sort des femmes musulmanes. Lila Abu Lughod appelle à des alternatives face aux caricatures produites par les médias, par ceux qui gouvernent et votent des lois séparatistes (comme la France en 2021), pensent que la femme musulmane est opprimée et doit être par conséquent sauvée.
C’est encore un motif fallacieux tout comme celui des Etats-Unis qui a envoyé en réponse, l’occupation et l‘anéantissement par les militaires in situ.
Comme nous l’avons dit souligné plus haut, c’est toujours l’Islam qui est visé comme peur du grand remplacement, sous-entendu celui des musulmans en regard des chrétiens dont le nombre s‘amenuise année après année. ( pour ce chapitre c’est moi qui souligne).
Il y a bien un effort à fournir : il doit provenir des femmes musulmanes elles-mêmes, pour se prendre en charge en tant que force vivante, avec leurs spécificités qu’elles soient religieuse, morale et sociale, de s’organiser pour définir et développer une autre réalité qui est la leur. C’est à elle de développer d’autres concepts et moyens d’émancipation pour vivre en société.
C’est à ce prix qu’elles se sauverons elles-mêmes ainsi que les générations suivantes. Et pour reprendre un mot de Lila Abu Lughod qu’elle m‘a dit dans un échange avec elle : les femmes musulmanes de France et d’Europe ne sont plus seules désormais. Cela fait vraiment plaisir de le savoir et de l’entendre.
Les femmes musulmanes devraient avoir la possibilité de choisir ce qui leur convient dans tous les domaines du quotidien.
De nombreuses références de livres et d’articles complètent la lecture pour prolonger la réflexion.
Lila Abu Lughod nous enseigne que les femmes musulmanes n’ont pas à être aidées, elles ne le demandent pas et a fortiori pas par l’Occident qui utilise ses grilles d’appréciation inadaptées, ses actions violentes et aliénantes au service d’une idéologie malsaine.
Une bibliographie conséquence se trouve en fin de volume ainsi que de nombreux remerciements de l’autrice pour celles et ceux qui l‘ont accompagnée dans son travail en contribuant à la réflexion personnelle et générale.
Ce livre a été édité en 2013 aux Editions Harvard University Press sous le titre Muslim Women need saving ?, il est désormais traduit en arabe, turc, japonais, malayan, et est en cours pour l’italien.
Quelques mots sur la traduction d’Anaïs Massot qui a réussi un tour de force avec une restitution claire, agréable, fluide, coulant de source, propice à être lue par tous les publics.
Femmes musulmanes : ont-elles besoin d’être sauvées ? Lila Abu-Lughod, nouvelle préface de l’autrice, traduit de l’anglais par Anaïs Massot, Editions Fenêtres, 328 p, 2023.
Photo de couverture : Crédit @ WIKIMEDIA
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