Le sujet d’une image – « La Pompadour » : une céramique de Mâkhi Xenakis
Par Bernard de Vienne
De nature facétieuse, pour souhaiter la nouvelle année, j’ai publié sur ma page Facebook la photo de La Pompadour, une céramique de Mâkhi Xenakis [1] accompagnée des mots suivants : « En 2025 ? Je vous souhaite une vie en rose, pétillante et malicieuse ! ». Je m’attendais à de multiples réactions car cette œuvre me fait sourire, la trouvant d’une ironie tendre, et si « provocation » de ma part il y a, elle est « à l’eau de rose ». Or, il n’en a rien été (19 likes au moment où j’écris). Peut-être mes amis et connaissances n’ont pas compris l’image comme une carte de vœux, ou n’ont pas aimé l’œuvre, ou l’ont jugée trop décalée… Quoi qu’il en soit, un des commentaires la trouvait « dérangeante » et un autre, à ma totale surprise, d’une attitude très « dédaigneuse » de ma part.
Comme réponse, plutôt que justifier mon choix et critiquer la banalité des cartes du genre « aube d’une nouvelle année » (cliché que j’ai abondamment utilisé), je me suis interrogé sur la cause du désagrément provoqué par cette œuvre, somme toute de caractère bien léger et inoffensif. Cette gêne est au cœur d’une vieille interrogation parfaitement référencée dès que l’on s’intéresse aux groupes de pressions quels qu’ils soient et aux religions ou régimes politiques plus ou moins autoritaires. Malgré une réelle évolution et dénonciation de toutes les injustices sexistes, montrer ouvertement le désir féminin et « retrouver la sensualité et le goût du plaisir de la vie » [2] restent pour certains encore dérangeant. Déjà Molière le disait dans Le Tartuffe : Couvrez ce sein que je ne saurais voir. / Par de pareils objets les âmes sont blessées, / Et cela fait venir de coupables pensées.
« Après la grande période féministe des années 70 […] une nouvelle chape d’obscurité nous plonge dans une vision de la femme de nouveau conventionnelle et stéréotypée » [3].
La Pompadour [4]
Cette céramique nommée La Pompadour est une commande de la Manufacture de porcelaine de Sèvres, bâtiment précisément construit sous l’impulsion de Madame de Pompadour, une maîtresse en titre du roi Louis XV. Femme intelligente, vive, intrigante et de surcroît fort belle, pour laquelle le charme de la conversation et le pouvoir de l’attrait de son sexe sur les hommes était le moyen de son ambition. Favorisant les arts et s’intéressant à la littérature, elle encouragea la publication des deux premiers tomes de l’encyclopédie de Diderot et d’Alembert. Il est difficile de voir dans La Pompadour de Mâkhi Xenakis une irrévérence vis-à-vis de Madame de Pompadour, ou une critique de l’Ancien Régime et de la « superficialité » des cinquante-neuf ans du règne de Louis XV qui, entre autres, voient l’essor de l’industrialisation en France. C’est bien au contraire un hommage : « la présence de Mme de Pompadour m’apparut alors comme une évidence. À la fois inspiratrice de ces lieux, femme intelligente, cultivée, autoritaire, mais aussi sensuelle, gourmande et courtisane » [5].
La Pompadour est une œuvre très référencée : les plumes d’autruche rappellent celles des coiffes de l’époque ; le corps, dans toute sa rondeur, et assis sur une sorte de pouf, fait écho aux vénus paléolithiques et aux salons aristocrates ; la couleur rose, à la sexualité affichée de la cour de Louis XV ; le collier en lapis-lazuli et corail, aux rubans des jeunes filles d’Antoine Watteau et au ruban de velours de l’Olympia d’Édouard Manet… De plus, un travail de recherche de haute technicité avec les artisans des ateliers aura permis la création de ce rose inhabituel, velouté, chaud… « matière qui ne brille pas, mate, sensuelle, comme la peau » [6]. « Dans ce processus, il n’est nullement question de provocation. Les gens qui croient cela se trompent » [7]. Se dégage de cette céramique un ‘’je ne sais quoi’’ de léger, de très français, ce pourquoi, à l’occasion d’une impressionnante rétrospective organisée par le Musée de Sèvres, cette œuvre a été choisie et placée dans un écrin rose, la couleur de l’amour et de l’emportement des sens [8].
De quoi la gêne est le reflet ?
Dans l’opuscule La Pompadour et les créatures, Mâkhi Xenakis dit de cette œuvre : « Pour moi, La Pompadour comme mes ‘’créatures’’ tentent de se montrer telles qu’elles se ressentent dans leur féminité, leur vulnérabilité, leur animalité, leur étrangeté… Elles sont inspirées à la fois des déesses préhistoriques et archaïques, des femmes impudiques de Manet ou de Picasso, des Causeuses de Camille Claudel, des Nature Study de Louise Bourgeois ou encore des corps roses, rouges, violines transformés de Francis Bacon » [9]. À cette occasion, elle parle de façon touchante de ses doutes : « Me suis-je trompé ? N’est-ce pas grotesque ? Une imposture ! » [10]. Ses interrogations quant à sa légitimité d’artiste rejoignent celles de Louise Bourgeois lorsqu’elle constate que « des images sexuelles apparaissent sans que l’on en ait vraiment conscience. Comme si dans ces moments-là, nous rejoignons le caractère universel de l’homme et de son expression artistique qui aborde inévitablement la question de la sexualité » [11]. « La femme trouve la liberté de se montrer non comme l’homme l’idéalise, mais telle qu’elle se ressent, pleine de vie et de désir, remplie de ses formes à la fois belles et monstrueuses… » [12].
Que ce soit pour Mâkhi Xenakis, Louise Bourgeois et tant d’autres, le désir féminin vu et vécu par les femmes peut encore mettre mal à l’aise si elles en parlent ouvertement, alors que depuis au moins le XIXe siècle, la société a considérablement évolué. Sous l’impulsion des femmes, notamment artistes, le XXe siècle n’a eu cesse d’interroger et de combattre les stéréotypes masculins. À l’extrême, aujourd’hui, une posture résolument féministe et assumée refuse de séparer l’artiste de son œuvre, arguant du fait que celle-ci est nécessairement entachée par le comportement de l’auteur quand celui-ci a agi de façon inappropriée, de surcroît condamnable pénalement. Il semble que la réponse à la question de continuer ou non à aimer une œuvre entachée ne peut être qu’individuelle. Par exemple, par un « retournement » peu habituel, Marta Gelhorn, la troisième femme du « viril » Hemingway disait : « Un homme doit être un grand génie pour compenser le fait d’être aussi répugnant en tant qu’être humain » [13]. Tout le monde ne partage pas un tel point de vue, loin s’en faut. Toutefois, il ne faut pas se méprendre car la « célébrité vertueuse » n’existe pas. Une posture morale rigide se prive de comprendre le pourquoi et le comment d’une œuvre. Les conditions de celle-ci, sa beauté intrinsèque et sa force émotionnelle puissante s’imposent à nous indépendamment de toute utilité et de toute morale [14]. Il est crucial de rappeler qu’une œuvre, et a fortiori un chef d’œuvre, est un tout autonome, à la logique et cohérence internes propres. A contrario, il est légitime et habituel de penser que les conditions d’une œuvre sont à chercher « loin en soi » (ce qu’on appelle de façon trompeuse « la profondeur » ou « l’obscurité »). Et pourtant, sauf d’inspiration autobiographique, une œuvre n’est ni l’analyse de son « moi », ni l’expression de celui-ci que l’on partage émotionnellement avec son public, et ce même si la pratique artistique peut contribuer à se construire. La conception d’une œuvre est de prime abord la recherche sensible et technique d’une cohérence formelle, à savoir une gestion du temps et de son devenir. Le caractère et la vie de l’artiste ont peu ou pas du tout à voir avec le résultat envisagé comme l’adéquation entre le propos et la forme. C’est pourquoi il est difficile pour un artiste – paradoxalement vu comme une personne « spéciale », c’est-à-dire transgressif mais devant quand même être conformiste – de parler en termes non techniques d’une pratique où la fusion entre son ressenti et son apprentissage acquis sur tant d’années sont indémêlables. Toute explication peut alors être vécue comme une « dépoétisation » de l’acte créateur, eu égard à la force des émotions provoquées par une œuvre. Dévoiler les « secrets d’atelier » semble rendre l’art trop proche de la vie ordinaire. Et pourtant, le véritable secret s’il en est, est la capacité à acquérir une telle technicité qui, une fois intégrée, permet de provoquer les plus infimes « mouvements de l’âme », pour paraphraser Madame de Pompadour et ses contemporains.
En rose adorable fleurit…
En art, le rire, la légèreté, la dérision, peuvent hélas être perçus comme une provocation ou une transgression, et se trouvent aujourd’hui particulièrement combattus par un populisme politique masculiniste dans une société de nouveau clivée masculin/féminin. Il y a pourtant tout lieu de réaffirmer que l’art n’est pas que plaisant, ou révolté, ou réconfortant, ou encore au service de quelque cause que ce soit. Quel que soit son sexe, son genre, ses orientations, etc., quand un artiste réfléchit avec inventivité sur ses propres conditions de travail – que celles-ci soient sociales, politiques et surtout techniques (par exemple en musique ou en sculpture ce qu’induit le matériau employé) –, la conséquence de cette remise en question provoque au cœur de l’œuvre un « dérangement » et un questionnement artistique et humain profitable, si ce n’est salutaire, à celles et ceux qui veulent voir et entendre. Plus globalement dans le domaine de l’art, l’absence d’inventivité permet aujourd’hui à n’importe quelle IA, pour des raisons mercantiles, de reproduire à l’excès les productions les plus simplistes. Les dommages collatéraux sont terribles humainement car, outre un niveau de désinformation et de manipulation des êtres humains comme jamais vu auparavant, si on ne régule pas ces outils, les productions de l’IA viseront à toujours plus à nous conforter dans un conformisme consumériste.
Je vous souhaite malgré tout une belle année… en rose !
Bernard de Vienne (janvier 2025)
Compositeur et essayiste, celui-ci a publié en 2023 un essai intitulé « Le principe d’incertitude – Écrits sur l’art » aux Éditions Delatour France.
Toutes ses œuvres musicales sont éditées chez Delatour France.
Pour les découvrir sur son site