Entretien avec Sami Hochlaf : « Bourguiba perçoit la langue française comme un bien commun »
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Sami Hochlaf, né en 1971, est enseignant-chercheur à la Faculté des Lettres et des Sciences Humaines de Sousse, Université de Sousse. Il est coresponsable de la Cellule Communication de l’Université de Sousse, Président de l’Association des Tunisiens Amis de la Francophonie (ATAF), directeur du Festival International des Francophonies de Sousse, coordinateur de l’organisation du colloque international annuel « Habib Bourguiba : Mémoire d’avenir », coproducteur et présentateur de Manarat Tounsia/Lumières tunisiennes sur les ondes de Jawhara FM/TV, et coordinateur du Think Tank Demain la Cité pour un Meilleur Vivre Ensemble.
Docteur ès lettres, il a soutenu en janvier 2024 une thèse de doctorat sous la direction du Professeur Samir Marzouki, intitulée : « De la Francophonie des Fondateurs, Habib Bourguiba et Léopold Sédar Senghor, à la Francophonie d’aujourd’hui ».
A.H : En vous félicitant pour vos différentes activités, nous voudrions en savoir plus sur votre sujet de thèse qui commence d’ailleurs par ces mots du Leader national Habib Bourguiba : « Vous avez un grand rôle à jouer dans cet empire de l’esprit et de l’intelligence sur lequel le soleil ne se couchera jamais : l’univers francophone. »
Comment avez-vous procédé pour choisir les textes qui constituent le corpus de votre thèse ? Pouvez-vous nous expliquer vos choix, l’acheminement de votre pensée et vos partis pris ?
Sami Hochlaf : Tout d’abord, je dois exprimer ma haute reconnaissance à mon professeur et directeur de thèse, M. Samir Marzouki, et à toutes les personnes qui m’ont soutenu dans ce travail de recherche. J’ai opté pour une démarche de terrain, appuyée par des documents bibliographiques. J’ai, au départ, collecté des discours des deux protagonistes de ma recherche, à savoir : Habib Bourguiba et Léopold-Sédar Senghor. Puis, j’ai cherché un discours « important » de chaque Secrétaire général de l’OIF, depuis sa mise en place en 1997, sous cette dénomination. Je rappelle que la première Organisation internationale francophone s’intitule : l’Agence de Coopération Culturelle et Technique (l’ACCT). Cette dernière est l’aînée de l’OIF. Ensuite, j’ai sollicité des acteurs francophones tunisiens pour témoigner de la situation de la francophonie au présent et au futur. Je sais que mon choix est très réducteur. Il existe, en Tunisie, des milliers de talents francophones dans tous les domaines. Mon choix a été déterminé par les personnes, que je connais personnellement, qui ont exprimé une disponibilité pour répondre à mes questions. Surement, je ferai une étude sur d’autres personnalités francophones tunisiennes. Je reprends le fil conducteur de ma réponse en signalant que le livre de feu Chedly Klibi, Habib Bourguiba, radioscopie d’un règne, fut un « allié » de premier plan. L’ancien ministre de la culture a répondu à plusieurs de mes questions à travers son livre. Chedly Klibi a été pendant de nombreuses années le directeur du cabinet présidentiel. A ce titre, il a fréquenté de près l’ancien président. Dans son livre, C. Klibi cite des anecdotes très éclairantes sur la personnalité de Bourguiba ; puis, il en fait une analyse digne du grand exégète qu’il est.
Bien entendu, je n’oublie pas le monumental L-S Senghor. J’ai connu Senghor au lycée lorsque nous étudions la littérature africaine d’expression française. En avançant dans l’âge et dans les études, Senghor s’est imposé à moi comme une figure singulière : un poète/politicien. Il a été un des rares à « réussir » un parcours littéraire et politique exceptionnel. Senghor est le premier président, en Afrique, à quitter volontairement le pouvoir en 1980. Comme en poésie, Senghor, le politique, n’a pas emprunté les sentiers battus. Il a osé l’innovation pour donner d’autres perspectives à ses contemporains. Le texte, à mes yeux le plus emblématique de Senghor, est un article publié en 1962 dans la revue Esprit : « Le Français, langue de culture ». Ce support bibliographique résume la pensée du poète en rapport avec la francophonie. Concernant le président Bourguiba, sa vision de la francophonie est contenue dans son fameux discours de Montréal, en mai 1968, c’est une référence très utile pour comprendre la pensée politique de Bourguiba.
Je reviens à un élément de votre question, relatif au « parti pris » de mon travail. J’ai essayé tout au long de cette étude de valider le bien-fondé d’une « hypothèse » : la francophonie institutionnelle est une réalisation africaine, promue par les présidents Bourguiba et Senghor. Je me permets de rappeler que Bourguiba et Senghor ont fait connaissance à Paris en 1954 ; à cette époque, Bourguiba est en résidence surveillée et Senghor est ministre dans le gouvernement français. Senghor évoque cette rencontre dans ses mémoires et souligne la genèse du projet « Francophonie » à partir de cette date. Bien entendu, le projet initial des deux personnalités africaines consiste à bâtir un nouvel ordre « mondial » après la décolonisation, basée sur les valeurs nobles de l’humanité qu’on appelle l’humanisme. Les deux leaders font la distinction entre la politique coloniale française, qu’ils ont combattue, et les valeurs humanistes de la civilisation française qu’ils ont adoptées.
De ce rapport à la France est née la Francophonie et par ricochet ma thèse.
A.H : Votre foi en la francophonie semble inébranlable. Pourtant, les enseignants français et francophones déplorent une réelle baisse de niveau. Certains vont jusqu’à prétendre que la France ne fait plus rien pour sa langue, du moins n’a plus les moyens de jadis et naguère. Qu’en pensez-vous ?
Sami Hochlaf : Je pense qu’il faut distinguer, au début de ce propos, entre la maîtrise de la langue française et la francophonie. Je commence par une question anecdotique : les professeurs de français sont-ils tous des francophones ? L’usage de la langue française et l’usage des valeurs de la civilisation française sont deux « choses » différentes, mais complémentaires. Je connais des personnes, dont le niveau en français correspond aux A1 ou A2 ; pourtant ils sont très francophones. Cependant, d’autres, et vous en connaissez sûrement plusieurs, dont le niveau en français est excellent, mais ils sont très « loin » des valeurs de la francophonie. Nos élèves et apprenants, en général, subissent une approche technique de la francophonie, qui se limite à la maîtrise des règles grammaticales de la langue française. Toutefois, la langue fait partie d’une culture. Je me rappelle, lorsque j’étais élève, j’apprenais la langue française en lisant des livres, en écoutant RTCI, en regardant des films et en faisant des activités parascolaires en français. Le contexte de ma génération, probablement, est plus favorable à la francophonie. Politiquement, la France, au 20e siècle, a été dirigée par des leaders convaincus par le rôle de la France dans le monde, je cite quelques noms : De Gaulle, Pompidou, Giscard d’Estaing et Mitterrand. Ces présidents ont agi pour le rayonnement de la langue et de la culture françaises dans le monde. Au début du 21e siècle, la gouvernance en France semble avoir d’autres priorités, d’ordre économique surtout. Je note qu’historiquement la France est puissante par sa culture et par son soft power, je suis obligé d’employer un anglicisme vu que c’est la tendance ! Il va de soi que le manque d’intérêt pour la francophonie de la part de la France entrainerait un impact sur la francophonie dans le monde. Je donne un exemple simple, le budget de l’OIF, en 2024, est de 67 millions d’euros. Avec un tel budget, l’Organisation, en charge de la francophonie dans le monde, a une marge d’action très réduite. Au sujet des moyens financiers, la France est plus riche qu’il y a 50 ans. La France a un PIB équivalent à 3000 milliards de dollars (d’après la Banque Mondiale, ce PIB dépasse celui de tous les pays africains réunis). Toutefois, les orientations politiques de la France ont changé. Les fonds alloués aux Humanités, en général, ne constituent plus la priorité de l’actuelle classe politique. Pour extrapoler sur la situation aux Etats-Unis d’Amérique, il semble que l’actuel président, M. Trump, envisage de supprimer le ministère de l’éducation dans son pays. Cette « bizarrerie » en dit long sur l’orientation da la première puissance économique du monde. J’espère que la France ne suivra pas l’exemple du rejeton de l’Europe. Toutefois, je reste profondément attaché à l’idéal francophone que Senghor appelle « l’humanisme intégral ».
A.H : Nous commémorons le 6 avril prochain le 25e anniversaire de la mort du président Habib Bourguiba. Que reste-t-il de lui, de sa pensée, de sa vision du monde et de ses rêves pour la Tunisie ?
Sami Hochlaf : Nous commémorons bientôt le 25e anniversaire du décès du leader Bourguiba. La question qu’on doit se poser : pourquoi Bourguiba représente-t-il un repère important pour la majorité des Tunisiens ? Je pense que l’engouement pour la mémoire de Bourguiba s’explique par le projet que ce président portait pour la Tunisie. Dans la vision de Bourguiba, l’arrivée à la magistrature suprême n’est pas le but de l’action, c’est le début de la mise en chantier d’un projet politique, au sens grec, de construction de la cité (la société). Bien entendu, Bourguiba n’est pas seul dans cette entreprise, plusieurs compagnons l’ont suivi par conviction et ont édifié de belles réalisations dont jouissent les Tunisiens aujourd’hui. Il peut paraître que les principales édifications du gouvernement de Bourguiba sont en difficultés aujourd’hui. La situation de certaines institutions phares de la Tunisie, l’école, l’hôpital, la classe socio-professionnelle des fonctionnaires qu’on appelle la classe moyenne, donnent des signes de faiblesse. Les causes sont endogènes et exogènes, c’est un autre débat, dont on discutera dans un autre entretien. Cependant, Bourguiba, par son action, a planté dans l’imaginaire collectif tunisien des valeurs durables qui se transmettent de génération en génération. Bourguiba a été un pédagogue hors pair. Il a accompagné toutes les grandes réformes par un processus médiatique explicatif avec un langage simple et compréhensible par tous. Les Tunisiens le comprenaient et surtout avaient conscience que le président œuvre pour l’intérêt général.
Je pense que chaque nation a une référence emblématique, qui sert de repère pour des générations successives. Cette figure, dans la Tunisie contemporaine, est incarnée par Bourguiba. Il est de notre devoir d’entretenir cette « flamme » pour l’intérêt de notre pays.
A.H : Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul des textes que vous aimez devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?
Sami Hochlaf : Je pense que j’ai eu la chance de faire plusieurs choses dans mon parcours en cours. J’ai eu l’opportunité de commencer, après le baccalauréat, un cursus de langue, littérature et civilisation françaises à Sousse, puis je suis parti à Paris pour un cursus en théâtre, Maîtrise + Master, qui m’a conduit à l’anthropologie du théâtre et à l’anthropologie culturelle. Je me suis passionné pour les cultures asiatiques, particulièrement la culture chinoise. Par la suite, je suis rentré en Tunisie et j’ai compris que la francophonie est une opportunité pour les Tunisiens, surtout pour les plus jeunes. Depuis plus de 10 ans, je suis très engagé dans des activités francophones : didactiques, scientifiques et culturelles.
Pour répondre à des éléments de votre question, si je devais me « réincarner », je choisirais l’air. Ce composant de la nature est très discret, invisible à l’œil nu, mais utile pour les êtres vivants.
Le document que je voudrais traduire en arabe, c’est le discours de Bourguiba à Montréal qui ne s’adresse pas uniquement à des francophones. C’est le discours de la méthode, il offre une vision, une stratégie et des actions. La langue, pour Bourguiba, est un outil au service du développement. Bourguiba perçoit la langue française comme un bien commun. Cette idée est applicable à toutes les langues du monde. Elles sont toutes un « bien commun », la langue appartient à celui qui l’utilise.
Je conclus cet entretien par vous remercier de m’avoir accordé l’opportunité de m’exprimer sur un sujet qui nous transcende à cause de son trait transversal et d’intérêt public.