Fracassé d’Hanif Kureishi : Un corps brisé, un esprit invincible
Par Dechache Djalila
De l’homme à la plume : Renaissance littéraire après la chute
En Italie, à Rome dans la famille de sa femme, à la veille de Noël 2022, un homme fait une chute . Une chute grave. Il est inanimé. Sa femme a entendu un bruit lourd et sonore, appelle une ambulance. Un accident sans retour possible à son ancienne vie. Il est devenu tétraplégique, lui qui avait une vie pleine, lisait beaucoup, écrivait, allait au théâtre, voyageait, bref une vie que beaucoup connaissent. Dès lors, il est devenu un corps au service de la médecine et du personnel soignant. Il ne peut rien faire seul, ni même se gratter. La nuit il dort peu, totalement dépendant de l’infirmière qui viendra lui remettre sa couverture ou lui apporter un verre d’eau…
Le livre narre la propre histoire de Hanif Kureshi pendant ses séjours à l’hôpital, d’abord à Rome puis à Londres, soit pendant une année dans cinq établissements.
Ce sont des notes dictées à sa femme Isabella et à l’un de ses fils, Carlo.
Heureusement, étant devenu si dépendant, « il découvre une nouvelle forme d’amour chez les autres, un désir d’être utile autrement . Comme il ne peut pas le leur rendre , il manifeste sa gratitude ».
Hanif Kureishi a écrit plusieurs ouvrages précédemment dont celui qui deviendra le scénario du film « My Beautiful Laundrette » en 1984 qui lui a valu d‘être nominé aux Oscars et remporte en 1990 le prix Whitebread pour son premier roman « Le Bouddha de banlieue ».édité aux éditions Christian Bourgois.
Son livre est émaillé de références cinématographiques théâtrales et littéraires.Il est romancier, essayiste, dramaturge et scénariste. C’est un grand livre, passionnant, intelligent, à lire et à faire lire si besoin.
C’est une bien étrange idée que de raconter cela pour un écrivain et en faire un livre.Il faut être vraiment très fort mentalement et pour ne pas tomber dans le pathos, l’auteur utilise la dérision, l‘humour, le second degré en tenant un journal de bord pendant un peu plus d’une année.Il écrit pour conserver la chose la plus précieuse à ses yeux : sa capacité à s‘exprimer.
Un écrivain ne peut vivre sans écrire
Cette affirmation est vraie, ,ici l’auteur est le personnage principal de sa vie entouré d’une armada de médecins tous dubitatifs sur son cas, d’un défilé de soignants venant l’ausculter sous toutes les coutures à tel point qu’il a nommé son rectum « Route 66 » à force de touches rectaux quotidiens. Bien sûr cela peut faire sourire mais on imagine sans peine ce que peuvent représenter des journées entières dans un hôpital pour un patient qui a perdu l’usage de ses pieds et de ses mains. Une totale dépendance pour les moindres petits gestes que nous faisons tous par réflexe sans y prendre garde.
Pour écrire il faut qu’il fasse un effort « pour garder en tête jusqu’au lendemain quand il peut les hurler à Carlo son fils à l’autre bout du fil ! ». C’est un exercice très difficile lorsque l’on sait que peu de gens se souviennent au matin de leurs rêves.
Ainsi comme il l’écrit, il « passe de l‘état d’homme à celui de morceau de viande », et aussi « Je n’ai plus aucune dignité qui puisse être offensée ».
Peu à peu il change ; le moindre geste médical déclenche en lui une vague d’angoisse, l‘ennui profond le guette, il a pourtant mis en place des défenses, la bonheur humeur et les blagues.
Lucide, il sait bien que cela ne pèse pas lourd face au poids de l’hôpital, son odeur, face au désespoir et la détestation de son état la conscience permanente de son état infirme, plus proche d’un personnage fantomatique d’Edgar Allan Po, avec son corps plus mort que vif.
« Je ne suis pas totalement mort, j’ai failli mourir ».
Sa femme qui vient tous les jours le voir est très amoindrie elle aussi de fatigue et de désolation. Elle ne peut plus écrire.
L’auteur livre tout y compris sur sa vie sexuelle qui n’existe plus on peut s’en douter. Même les sensations sexuelles ont totalement disparu. Il tente encore une pirouette avec « je ne suis pas totalement mort, j’ai failli mourir » dit-il.
Il parle de lui en termes crus: depuis que je me suis transformé en légume, je n’ai jamais été aussi occupé », ou encore « depuis que j’ai perdu mon corps », la formule est juste sauf qu’elle évoque la perte d’un objet.
Son esprit travaille doublement, triplement, tout y passe. Pensées à cent à l’heure dit-il et pour m’empêcher de mourir de l‘intérieur.Il se remémore son enfant, ni heureux ni malheureux , formule complexe et étrange pour définir un enfant.Comme il a tout découvert tout seul, lire, faire du vélo, la machine à écrire de son père journaliste, comment le livre est entré dans sa vie, l’écriture aussi, il était précoce et terriblement seul, il lisait énormément, des biographies à l‘adolescence, il découvre le LSD et la pornographie, il absorbait tout, y compris les propos d’un oncle psychanalyste avec lequel il parlait politique, racisme,( il est pakistanais) littérature, la vision freudienne de l’Oedipe et Shakespeare bien sûr. Il commence une analyse vers ses trente ans avec un analyste guère plus âgé que lui.
Il a tellement aimé le roman Crime et Châtiment qu‘il en recopiait des pages entières.A l‘école il ne se sentait pas bien , un jour il décide qu‘il sera écrivain .
Un battant, un boxeur, une vie débordante
Il a inventé sa méthode : il choisissait un stylo, traçait des lignes et se lançait à partir d’un mot dans l’univers de la création littéraire. Peu à peu des personnages naissaient et discutaient ensemble.Pendant qu’il narre ce processus d’écriture libre.
Il a refusé des textes cognitifs pour savoir s’il avait encore toutes ses facultés mentales, jugés trop simples et puérils. « Autant que je sache, j’ai encore toute ma tête même si je sens que j’ai moins d’énergie et une élocution plus lente ».
Bien sûr son univers s’est rétréci, il circule en fauteuil roulant à l‘intérieur de l‘hôpital et à l‘extérieur, il reçoit des visites, s’est fait quelques copains de fauteuil électrique, des amies femmes, a trouvé des repères et des habitudes, ce n‘est pas la grande vie mais il y a acquis une forme de liberté et d‘aisance quotidienne. « Il a fallu qu‘il apprenne à solliciter les gens autour de moi, je ne peux pas m ‘inquiéter de savoir si je les dérange ».
« Maintenant que je suis infirme, je me sens plus puissant, en fait ».
Son corps a faibli, son esprit a grandi
Le final de ce livre est tragique et plein d’enseignement, il fait écho sans doute au film « moi Daniel Blake » de Ken Loach en 2016, qui sonnait les débuts de la casse sociale des chômeurs en Angleterre, casse arrivée en France bien entendu.
Rentré lui après des aménagements matériels de son domicile, la vie s’organise dans la maison de Hanif Kureishi.
Des agents de l’état dans le cadre de coupes budgétaires avant les prochaines élections, visant à réduire la prise en charges des soins des personnes vulnérables, viennent visiter Hanif Kureishi et sa femme pour évaluer si son état physique est éligible à des aides et à quel niveau.
L’auteur précise que « toutes les personnes aidants qui viennent chez lui quotidiennement sont toutes des immigrées ». No comment !
Les dernières phrases de Hanif Kureishi sont puissantes parce que son corps a faibli mais son esprit a grandi : « nous sommes en évolution permanente, jamais semblables…mon monde a pris un zig alors que jusque là il zaguait ; il s’est retrouvé percuté , reconfiguré, altéré et je ne peux absolument rien y faire. Mais je ne vais pas sombrer, je vais en tirer quelque chose ».
Cela ne serait pas étonnant que ce livre devienne le scénario d’un film.
Fracassé,Hanif Kureishi, traduit de l’anglais Florence Cabaret, Editions Bourgois 306 p, 2024.