Ichraq Matar – Une étoile montante du cinéma tunisien
La jeune actrice tunisienne Ichraq Matar a brisé les conventions en délaissant le droit pour se consacrer pleinement à sa passion pour le cinéma, tout en s’aventurant dans le théâtre, le chant, l’écriture et la narration.
Elle a étudié le droit avant de réorienter sa formation vers le cinéma, se spécialisant dans l’écriture de scénarios et la réalisation. Parallèlement, elle a travaillé comme animatrice radio à Diwan FM et à la radio culturelle Misk.

Au cinéma, elle a joué dans des films tels que L’Homme qui a vendu sa peau (nominé aux Oscars), Slaughterhouse of Happiness sur Netflix, et Les Filles d’Olfa (sélectionné au Festival de Cannes et nominé aux Oscars), réalisés par Kaouther Ben Hania. Elle a également joué dans A Bird From Paradise de Mourad Ben Cheikh et Isha de Selma Hobi.
En tant qu’actrice de théâtre, elle a participé à des productions telles que Ad libitum de Taoufik Jebali, Kaligula II et Au violon (Jranti Laaziza) de Fadhel Jaziri, ainsi que First Class du réalisateur syrien Rémi Sarmini.
En tant que chanteuse, elle fait partie du groupe musical Oyoun El Kalam et du Chœur de l’Opéra de Tunis.
Rencontre
M.B : Vous avez commencé par des études de droit avant de vous tourner vers le cinéma. Qu’est-ce qui a motivé ce changement de cap ?
Ichraq Matar : À vrai dire, c’est la réponse à la question : « Qu’est-ce qui a motivé ma volonté de faire des études de droit ? » qui m’a réorientée vers le cinéma et, plus largement, les arts. J’ai grandi avec cette idée fausse, sans doute ancrée dans ma tête par la société, que la pratique des arts n’était pas réellement un métier et qu’il fallait un « vrai métier » avant tout. Du coup, j’avais choisi le droit, pensant avoir une idée de la chose, et surtout pour satisfaire ma famille et, plus largement, la société. Parallèlement, j’essayais de continuer à faire ce que j’ai toujours aimé : l’acting, le chant, etc. Mais le point de rupture s’est produit suite à ma première expérience dans le cinéma professionnel. J’ai tellement aimé ce monde que je me suis comprise : c’est cela que je veux faire.
M.B : Quels souvenirs gardez-vous de vos premiers pas en tant qu’actrice, que ce soit au cinéma ou au théâtre ?
Ichraq Matar : Mes premiers pas au théâtre ont eu lieu très tôt. Élève au collège pilote de Sfax (Tunisie), nous avions des cours de théâtre assez riches, dispensés par d’excellents professeurs. Je me souviens que dans l’un de mes premiers projets théâtraux, je me suis retrouvée à jouer cinq ou six rôles dans une seule pièce, encouragée par ma professeure de théâtre qui disait me trouver douée pour cet exercice.
Mes débuts au cinéma sont venus plus tard et ont été marqués par une énorme frustration. Un réalisateur m’avait contactée pour me proposer le rôle principal de son film. À l’époque, j’étais étudiante à Sfax, mais ma famille s’est farouchement opposée à l’idée. J’ai dû renoncer. Cependant, ce n’était que temporaire, car c’est probablement à ce moment-là que j’ai décidé de prendre mon destin en main, quitte à avancer sans aucun soutien. J’ai alors quitté Sfax pour prendre mon indépendance et vivre ma passion. Et c’est ce qui s’est passé peu de temps après.
Par la suite, j’ai fait mes premiers pas au cinéma avec des étudiants que j’ai toujours aidés volontairement pour réaliser leur travail de fin d’étude (cinéma).
M.B : Vous avez joué dans des films reconnus internationalement comme L’Homme qui a vendu sa peau ou Les Filles d’Olfa. Comment avez-vous vécu cette expérience ?
Ichraq Matar : L’Homme qui a vendu sa peau a été ma première expérience dans le cinéma professionnel, et comme je l’ai mentionné plus haut, elle a changé le cours de mon parcours. J’ai eu l’honneur de donner la réplique à Monica Bellucci. C’était une expérience formidable, où j’ai pu observer une véritable fourmilière composée de tant de personnes et de métiers œuvrant ensemble pour un objectif commun : la réalisation d’un film. Et lorsque le silence se fait et que ça tourne, toute l’attention se concentre sur les acteurs, une des clés de la réussite de ce projet collectif.
J’ai adoré cette expérience. Le peu de moments que j’ai partagés avec Monica Bellucci m’ont poussé à, modestement, suivre son exemple. Cela dit, dans ce film, je n’avais qu’un petit rôle, donc je n’ai pas personnellement ressenti la reconnaissance internationale.
En revanche, avec Les Filles d’Olfa , cette reconnaissance internationale a été pleinement au rendez-vous. Cela a été tout simplement digne d’un conte de fées. Me retrouver projetée du jour au lendemain sur le devant de la scène grâce au succès du film, et surtout, avec un film qui n’est pas comme les autres… Cela a largement dépassé toutes mes attentes. Cette expérience m’a permis de voir et de ressentir la puissance du cinéma, notamment dans son universalité.
Jusqu’à aujourd’hui, je continue à être sollicitée pour des premières du film dans différents pays, en présentiel ou en ligne. Je réponds, aussi souvent que possible, positivement à ces invitations, car j’adore découvrir les différentes interprétations et facettes de compréhension d’un même film. Cette reconnaissance m’a surtout permis d’apprécier la place accordée au cinéma dans certaines sociétés qui se respectent, ainsi que celle réservée aux acteurs et aux artistes en général. Cela m’a motivée à persévérer dans ma voie tout en cultivant l’espoir d’une évolution dans mon propre pays.
M.B : Assister au Festival de Cannes est un moment clé dans la carrière de nombreux artistes. Quel impact cet événement prestigieux a-t-il eu sur vous et vos projets ?
Ichraq Matar : Oui, il parait que Cannes est un moment clé dans la carrière de nombreux artistes. Toujours est-il que ce n’est ni obligatoire comme passage ni donné à tout artiste d’en être. Le facteur chance y est aussi pour beaucoup. Ça m’a permis de connaître et de côtoyer beaucoup de gens inspirants dans le domaine. L’impact sur mes projets est sans doute l’ouverture à l’international, avec quelques projets qui se dessinent à l’horizon.
M.B : Vous êtes à la croisée de nombreuses disciplines : cinéma, théâtre, musique, radio… Où vous sentez-vous le plus dans votre élément ? Ces disciplines vous nourrissent-elles mutuellement ?
Ichraq Matar : À vrai dire, mes pratiques artistiques remontent à bien plus loin. Enfant, très férue de lecture, j’avais poussé l’expérience jusqu’à écrire mes propres histoires Excellente en diction, je lisais ces histoires en classe, ce qui m’a fait remarquer en tant que conteuse et m’a ensuite conduite à co-animer des programmes pour enfants à Radio Sfax. Plus tard, j’ai beaucoup écrit, notamment de la poésie. Certains de mes textes ont même été intégrées dans des pièces de théâtre
À part la radio, le cinéma, le théâtre, la musique, l’écriture, etc., sont toutes des disciplines artistiques qui ont en commun leur capacité à véhiculer des émotions. C’est sans doute cela mon véritable élément. Les disciplines ne sont qu’un éventail de moyens pour y parvenir. Et bien évidemment, elles se nourrissent les unes des autres.
Quant à l’expérience à la radio, ayant commencé dès l’enfance, j’ai continué par la suite dans une radio généraliste privée à Sfax. Ma dernière expérience a eu lieu dans une radio culturelle privée, sans doute en accord avec l’évolution de mes choix de parcours.
M.B : Quels sont les projets ou les rôles que vous rêvez d’explorer à l’avenir ?
Ichraq Matar : J’adore l’acting… et dans ce domaine, il n’y a pas de petits rôles. Des fois des rôles semblant insignifiants peuvent vous prendre bien plus de temps que d’autres, à cerner, à trouver, à appréhender. Je rêve de faire des rôles ordinaires, dont plein de gens peuvent se retrouver et en être touché car ça leur parle et leur ressemble, et qui sont parfois difficile à faire, mais aussi des rôles extraordinaires qui dépassent même mes actuels rêves, et qui me font découvrir d’autres facettes de moi-même.
M.B : En tant qu’artiste tunisienne, ressentez-vous une responsabilité particulière dans la manière de représenter votre culture et vos racines ?
Ichraq Matar : Evidemment je ressens une responsabilité particulière dans la manière de représenter notre culture et nos racines. Toutefois la perception de la chose est assez subjective. Donc représenter une chose peut être positif aux yeux de certains et négatif aux yeux d’autres, car chacun a une idée de ce que serait notre culture ou nos racines.
M.B : Quel artiste ou quelle œuvre a marqué votre parcours ou influencé vos choix artistiques ?
Ichraq Matar : Sans conteste, l’artiste qui a le plus marqué mon parcours est mon grand-père, le poète Abdelrazak Nizar. Il m’a transmis en plus d’une bibliothèque richement achalandée dans laquelle je farfouillais dès l’enfance, de la sensibilité, ou plutôt comment mettre sa sensibilité au service de l’art. L’art étant un véhicule émotionnel, la sensibilité bien maitrisée en est un atout.
M.B : Vous avez travaillé avec des réalisateurs de renom, mais y a-t-il un réalisateur ou un acteur avec qui vous rêveriez de collaborer ?
Ichraq Matar : Beaucoup de ceux que j’aurais cité spontanément nous ont déjà quitté. Grand-père m’a enseigné de rêver grand, car la vie peut facilement dépasser les rêves. Donc je rêve de tou.te.s, surtout des plus grand.e.s.
M.B : Y-a-t-il un conseil que vous donneriez à une jeune femme tunisienne souhaitant suivre une carrière artistique, mais hésitante à se lancer ?
Ichraq Matar : Autant il m’a était impératif de me lancer, autant il m’est difficile de conseiller de suivre mon exemple, car cela engagerait une certaine responsabilité de ma part. Vivre de l’art, n’est pas une chose aisée, et je ne peux même pas dire moi-même que j’y suis arrivée d’une façon pérenne. Mais que peut-on faire face à cette petite voix intérieure qui nous guide d’y aller et d’essayer. Vivre en l’étouffant ou tenter l’aventure ?
Et que ça soit pour une carrière artistique ou autre, je ne saurais trop conseiller d’oser faire ce que l’on aime et essayer de vivre sa passion. Surtout de nos jours, avec les orientations universitaires et la manière dont elles sont conçues, beaucoup se sentent piégés dans des domaines ou des professions qui ne leur procurent pas de bonheur. Or le bonheur ne devrait-il pas être le fil conducteur de la vie ? Il n’est jamais trop tard pour tenter de vivre de ce que l’on aime. Et même si l’on échoue, on peut se dire que l’on a au moins essayé, ce qui est déjà une victoire en soi.
Mon conseil ultime serait de travailler sans relâche à ses rêves, de ne jamais cesser d’apprendre, et d’apprendre au-delà des écoles conventionnelles. Il faut oser sortir de sa zone de confort et se donner les moyens de réaliser ses aspirations.
Entretien conduit par Monia Boulila