« Lettres à Samira » de Yassin Al Haj Saleh

Coup de coeur
Lecture de 12 min

Lettres à Samira de Yassin Al Haj Saleh

Par Djalila Dechache

Lettres à Samira de Yassin Al Haj Saleh
Lettres à Samira de Yassin Al Haj Saleh, traduit de l’arabe (Syrie) Souad Labbize, préface Wejdan Nassif, postface Ziad Majed. Editions Les Lisières, 116 p, 2024.
Cinq lettres de Yassin Al Haj Saleh, consignées dans un livre tout bleu, comme un carnet d’images d’instants, d’années passées sans sa femme.
La photo de Samira Al Khalil bleue aussi, souriante, on la dirait peinte à l’encre bleue, la fameuse encre des journaux intimes, des confidences, du constat, de l‘affectif, du politique aussi.
Sobrement intitulé « Lettres à Samira » qu’il appelle Sammour, diminutif affectueux, ce livre est bien plus qu’un livre. Ces lettres bien plus que des lettres.

Elles s’adressent au monde.

Elles pourraient, devraient être lues à voix haute tant elles sont détaillées, et pourraient s‘adresser à toute personne vivant dans un pays en dictature ou pas. Elles ont un style appliqué pour ne rien oublier à dire à l’absente, pour conjurer l’absence. Et pour sauvegarder et transmettre la mémoire de ce qui se passe vraiment, que personne ne nous dira vraiment.

Elles sont dans un premier temps destinées à sa femme bien aimée, enlevée en décembre 2013. Yassin Al Haj Saleh est toujours sans nouvelles depuis lors.
Cette correspondance unilatérale est poignante de vérité, de pudeur, de retenue.
Il et elle formaient un couple d’intellectuels, d’activistes en faveur des droits de l’homme, ils se trouvent séparés, chacun étant emprisonné sans possibilité de contacts quels qu‘il soient.
Mieux qu’un livre écrit par un auteur extérieur, plus fouillé qu’un documentaire, plus clair que le discours d’un politologue, Yassin Al Haj Saleh restitue ce qui se passe jour après jour in situ et in vivo de l’état géopolitique en plein bouleversement de cette région du monde impliquant les acteurs internationaux.

Bien que l‘auteur précise qu‘il s‘adresse à son épouse ainsi qu’aux membres du groupe dissident, ce récit s’adresse à tous et à toutes, que l‘on soit syrien ou pas, que l‘on soit arabe ou pas, que l’on soit libre ou pas, que l‘on soit engagé ou pas, que l‘on soit informé ou pas ….Il convient de faire circuler cet ouvrage pour enfin comprendre ce que les médias ne diront pas, devraient dire, ne disent pas !

Sammour, nous ne sommes pas seuls

Lettres à Samira de Yassin Al Haj Saleh

Dès la première lettre datée du 9 juillet 2017, Yassin Al Haj Saleh soliloque, dialogue avec sa femme, il se sent responsable de ne pouvoir lui venir en aide. Dans cette mise à jours d‘événements passés, il cherche à rattraper le temps perdu.En utilisant deux niveaux de discours, l‘affectif et le politique, il l‘informe que la situation de la Syrie est colonisée de factions religieuses et de milices politiques aux « mains de l‘état assadien ».
S’y ajoute un nouvel axe à la révolution syrienne, celui qui met les deux aspects de musulmans, sunnites-chiites en concurrence, marquant « l‘effondrement du cadre national du conflit ». Exactement comme ce fut le cas en Irak et au Liban.
Où l’on apprend que l’Egypte soutient le régime d’Assad.
Et que « le secrétaire d’Etat aux Etats-Unies, John Kerry a déclaré à Londres qu’en cas de frappes contre le régime, elles seraient incroyablement insignifiantes ».
C’est là l’affirmation à la face du monde de l’escalade de l’impunité de certains pays qui n’ont pas à craindre la moindre punition ou les moindres représailles !

« Plus tard un accord a été signé avec les Russes, stipulant que le régime assadien remettrait ses armes chimiques (sarin et chlore) et en contrepartie resterait en place ».
C’est ce qui s’est passé, il est resté en place !
De ce fait, il s’agit d’un conflit qui implique les Américains et les Russes, ils se répondent par violences interposées. Aucun pays ne vient aider la résistance syrienne, tous s’aplatissent devra les deux puissances en scène.

De plus, du côté de l‘Arabie saoudite ce n’est guère mieux, le pays a promu une faction religieuse (Jaych al Arab : l’armée des arabes, groupe qui a enlevé Samira Al Khalil) en faction d’armée et le soutient financièrement.
Alors à qui profite le crime ? Qui se frotte les mains ?. Tous ou presque visiblement, les mêmes qui passent des accords avec les gendarmes du monde, pour ne pas rester en carafe !

Samira Al Khalil a analysé la situation en la qualifiant de troisième guerre mondiale orientée vers un seul pays, la Syrie (extrait de Journal d’une assiégée Douma, Syrie, voir chronique précédente).

Après l‘attaque chimique, (Le 21 août 2023 marque les dix ans de l’attaque atroce au gaz sarin menée dans le quartier de la Ghouta à Damas par le régime de Bachar al-Assad contre sa propre population, faisant plus de 1400 morts, dont de nombreux enfants). Le régime a repris le dessus avec ses alliés iraniens, libanais, irakiens et des mercenaires afghans recrutés par l’Iran, (« achetés » pourrait-on dire) contre des promesses fallacieuses. Comme un relent d’histoire coloniale algérienne avec les Harkis durant la guerre de Libération.

« Réveille tout le monde ! Mon aimé avant tous ! »

Puis Yassin Al Haj Sadeh rappelle à sa femme Samira Al Khalil qu’il fait tout en son pouvoir pour la faire sortir de la prison, il évoque la mort d’un ami commun.

Et d’ajouter que « le régime bombarde une région et quand les secouristes arrivent sur place, il frappe de nouveau ». Le pays s’est considérablement appauvri, avec 500.000 morts, plus de 80 % vivent sous le seuil de pauvreté, trois millions au moins de de réfugiés, des morts de faim et de maladie dans ce lieu que le rapport d’Amnesty International appelle « abattoir humain ».
Aucune possibilité de s’en sortir indemne de cette machine de guerre, nommée totalitarisme tant les moyens utilisés pour cela ressemblent étrangement à ceux décrits par Hannah Arendt.

Me reviennent aussi en parallèle les vers de Charles Baudelaire dans dédiés à une femme dont je change le genre ici pour évoque le despote syrien :
(…) « Machine aveugle et sourde, en cruautés féconde !
Salutaire instrument, buveur du sang du monde,
(…)
« La grandeur de ce mal dont tu crois savant,
ne t’a donc jamais fait reculer d’épouvante ».

Dans sa dernière lettre datée du 13 décembre 2017, Yassin s’adresse à sa femme sur un ton personnel et intime, disant que son absence est devenue « sa cause » : Ton absence m‘apprend que le travail est la seule issue, il me semble que la lutte contre l‘absent, contre l‘absence et l’invisible est à l‘origine des religions écrit-il.
J’ignore comment je vis ton absence mais elle m’appartient, c’est quelque chose de très intime: je me bats, négocie et vis avec elle, je ne l‘oublie pas, ne la perds jamais de vue et n‘entends pas qu’elle devienne plus légère poursuit-il.
Néanmoins comme quatre années viennent de s’écouler sur ton absence, je pense à quatre mots à même de m’aider pour y faire face et à la faire mienne, des mots qui m‘appartiennent et me concernent tout autant qu‘ils m’appartiennent – comme tous les mots – à tous :

La peine, l’espoir, le travail, l’amour.

 Yassin Al Haj Saleh est un intellectuel syrien, déjà incarcéré par le régime Assad père pendant 16 ans de 1980 et 1996 pour son appartenance au parti communiste. Il décide de quitter la Ghouta assiégée pour se rendre à Raqqa, sa ville natale, devenue libre au printemps 2013.

Dans le quotidien Le Monde du 02/01/2025, on a pu lire que l’écrivain et intellectuel Yassin al Haj Saleh est retourné à Damas en Syrie suite à la fuite incontrôlée de feu le président de Syrie et sa famille qui se sont réfugiés en Russie. Ces derniers sont devenus depuis persona non grata dans de nombreux pays.
Yassin al Haj Saleh s’est rendu sur les lieux de l’emprisonnement du groupe de cinq personnes (dont son épouse ) qui ont créé une enclave juridique en faveur des droits humains.
Il a déclaré: « S’ils sont en vie, nous voulons leur libération. S’ils ont été tués, ce que, malheureusement, nous ne pouvons exclure, nous voulons l’entière vérité sur ce qui est arrivé. J’espère que nous n’attendrons pas trop longtemps avant qu’une procédure légale soit lancée pour leur rendre et nous rendre justice. Cela aurait une valeur symbolique pour les dizaines de milliers de disparus du pays ».

Il a publié Récits d’une Syrie oubliée : sortir la mémoire des prisons en 2015, aux Editions Les prairies ordinaires en 2015, La question Syrienne en 2016 chez Sindbad Actes Sud.

Je voudrais citer le préfacier de ce livre Ziad Majed, politiste et universitaire auteur d’un très beau texte tout en mesure et en clarté sur cette situation. J’ai eu l‘occasion de chroniquer l’un de ses recueils poétiques dédié à la Palestine il y a quelques temps sur Babelmed.
Ainsi que Wejdan Nassif, elle a été la compagne de cellule de Samira Al Khalil. Elle a signé la postface destinée à Souad, la traductrice et autrice Souad Labbize qui nous restitue la quintessence de l’humain dans le malheur infini.
Et de citer à la fin de son texte, des phrases cruciales de Samira : «  Ce n’est pas grave ».
« La vie est un peu dure, ne le soyez pas…elle est un peu cruelle, adoucissez-la. N’oubliez pas de vivre et n’oubliez pas de dire aux gens que vous les aimez ».
Des phrases ? plutôt des  recommandations bienveillantes aux vivants, à ceux qui sont libres, sans entraves et sans liens ni restrictions, ni morts, ni bombardements au-dessus des têtes.

Crédits photos @L’association Samira Al Khalil
Site officiel de Yassin AL Haj Saleh 
 Editions Les Lisières
Lire aussi 
Partager cet article
Suivre :
Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.
Laisser un commentaire