Emmanuel Maury invité de Souffle inédit
Emmanuel Maury invité de Souffle inédit
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Rencontre
A.H. Haut fonctionnaire, ancien secrétaire général de l’Assemblée parlementaire de la Francophonie de 2019 à 2022, historien et écrivain, Emmanuel Maury vient de publier, aux éditions du Mercure de France, Le goût de la francophonie, avec une préface de Tahar Ben Jelloun, ouvrage qui nous a beaucoup plu et auquel nous avons consacré un article : Le goût de la francophonie .
Il s’agit du premier ouvrage que vous publiez dans la collection « Le goût de… », animée, aux éditions du Mercure de France, par Jean-Michel Décimo. Pourriez-vous nous raconter la genèse du Goût de la francophonie ?
Emmanuel Maury. J’ai fait cette proposition au Mercure de France en raison de la tenue en France, à Villers-Cotterêts ― lieu de l’acte juridique fondateur de la langue française par l’ordonnance de 1539 du même nom ― du Sommet de la Francophonie en octobre 2024. C’était l’occasion de mieux faire connaître la Francophonie, son histoire, ses institutions, ses enjeux, alors qu’elle est largement ignorée ou sous-estimée. L’occasion aussi de donner un aperçu de la langue française telle qu’elle est écrite et parlée dans le monde depuis trois ou quatre siècles, son expansion continue sur les cinq continents. Et quelle meilleure manière pour cela que de donner la parole à certaines de ses plus belles voix, les grands auteurs de langue française ? J’ai souhaité aussi être accompagné dans cette entreprise par un grand partenaire institutionnel de la Francophonie : le Conseil supérieur du notariat ainsi que l’Association du notariat francophone, dont il est membre, qui ont accepté d’emblée.
A.H. Pourquoi avoir choisi Tahar Ben Jelloun et pas un autre auteur francophone ? Nous pensons, par exemple, à Amin Maalouf, élu le 28 septembre 2023 secrétaire perpétuel de l’Académie française. Est-ce dû à une amitié personnelle ou à l’admiration que vous vouez à son œuvre ?
Emmanuel Maury. Je l’avais proposé à Amin Maalouf, pour lequel j’ai beaucoup d’estime ― il fait d’ailleurs partie des quarante auteurs dont un texte est reproduit ―, mais vous connaissez l’agenda du secrétaire perpétuel de l’Académie… et puis Tahar Ben Jelloun a immédiatement accepté. Inutile de rappeler la réputation internationale de l’auteur de La Nuit sacrée, ni qu’il est un des auteurs francophones les plus traduits dans le monde…
A.H. Vous dédiez Le goût de la francophonie à votre mère. Nous vous avouons que cela nous a beaucoup ému. Est-ce une manière de dire que votre langue maternelle, le français, est la mère de la francophonie et, par voie de conséquence, notre mère à tous ?
Emmanuel Maury. Oui, on peut l’interpréter ainsi. Il se trouve aussi que ma mère est morte cette année, quelques jours avant de donner le bon à tirer de ce livre. C’était une façon de lui témoigner mon amour et de rendre hommage à la femme exceptionnelle qu’elle a été ― à l’attention bienveillante qu’elle portait aux autres, à leurs paroles, avec son regard de psychanalyste ― et à cette relation harmonieuse qui nous unissait.
A.H. Comment avez-vous procédé pour choisir les textes réunis dans le présent ouvrage ? À vrai dire, l’acheminement, en trois temps, lesquels sont coutumiers de la collection « Le goût de… », nous a semblé aussi juste que réussi, puisque nous allons des « Précurseurs » aux « Contemporains », en passant par « Les Modernes ». Pouvez-vous nous expliquer vos choix et partis pris ?
Emmanuel Maury. Cette approche chronologique m’a semblé la meilleure pour rendre compte de l’expansion, au fil du temps, de la langue française dans le monde. Le savoir est souvent présenté aujourd’hui de façon éclatée, ce qui fait perdre les repères. J’ai préféré présenter le bel arbre de la langue française dans le monde avec ses racines ; comme le dit le proverbe africain : « Plus les branches de l’arbre sont belles, plus ses racines sont profondes ». Pour les choix des textes et des auteurs, il s’agit d’une anthologie, donc d’une « cueillette de fleurs » selon l’étymologie, avec une part inévitable de sacrifices et de subjectivité. Mais j’ai essayé que cette sélection rende compte des plus grands auteurs ― par la qualité de leur œuvre ou leur réputation ―, en respectant certains équilibres : selon les périodes, les régions, les courants littéraires, les formes d’expression ou les sexes. Et quand je n’ai pu reproduire le texte d’un auteur, je l’ai évoqué dans les commentaires ou renvoyé aux références bibliographiques.
A.H. Votre foi en la francophonie semble inébranlable. Pourtant, les enseignants français et francophones déplorent une réelle baisse de niveau. Certains vont jusqu’à prétendre que la France ne fait plus rien pour sa langue, du moins n’a plus les moyens de jadis et naguère. Qu’en pensez-vous ?
Emmanuel Maury. La baisse globale de niveau en France ― elle n’est d’ailleurs pas la seule dans ce cas ― est malheureusement une réalité, mais c’est précisément pour cela qu’il ne faut pas baisser les bras ! En même temps, la langue française s’enrichit chaque jour de nouveaux vocables ou nouvelles expressions, comme le montrent le Dictionnaire des francophones ou le Dictionnaire des parlers francophones de l’Académie des sciences d’outre-mer. On ne peut pas dire que l’État français ne fait plus rien pour sa langue : la tenue du Sommet de la Francophonie en France ― ce n’était pas arrivé depuis trente-trois ans ! ― et la création de la Cité internationale de la langue française à Villers-Cotterêts montrent que ce n’est pas vrai. Mais la législation sur l’emploi du français dans l’espace public, principalement la fameuse « Loi Toubon » de 1994, n’est pas assez appliquée, en particulier dans les services publics et les collectivités locales. Elle doit aussi être modernisée, s’étendre plus largement aux établissements d’enseignement supérieur, dont certains proposent dès la première année des enseignements exclusivement en anglais. Et surtout, nos dirigeants, en premier lieu, le chef de l’État, devraient donner l’exemple, en employant systématiquement le français dans leurs interventions officielles, quitte à mettre toutes les traductions nécessaires à disposition.
A.H. Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Emmanuel Maury. Nous organisons le 22 octobre le colloque du Cinquantenaire de l’AFAL (Association Francophone d’Amitié et de Liaison), qui regroupe une centaine d’associations francophones dans le monde, est présidée par l’ancien ministre Jacques Godfrain et dont j’ai l’honneur d’être vice-président. L’événement est placé sous le haut patronage du président de la République française et la plupart des acteurs de la Francophonie seront présents. Pour ce qui concerne les publications, je travaille à la fois à un roman et à un livre d’histoire, dans lesquels d’ailleurs la langue française a toute sa place.
Si vous deviez tout recommencer!?
A.H. Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?
Emmanuel Maury. La réponse à la première question serait trop longue et je pense spontanément à la formule d’Héraclite : « Aucun homme ne marche jamais deux fois dans la même rivière, car ce n’est pas la même rivière et ce n’est pas le même homme ».
Pour ce qui est du mot, je choisis la liberté ; pour l’arbre, mon vœu irait au séquoia géant aux si belles branches et aux racines profondes ; pour l’animal, je songe au Phénix qui, comme la langue française, se renouvelle perpétuellement. J’aimerais que mon avant-dernier livre, Le roman secret de Chantilly, publié au printemps, puisse être accessible dans d’autres langues, car c’est un haut lieu non seulement de littérature francophone, mais aussi d’art de vivre et de civilisation. S’il s’agit des textes de cet opus Le goût de la Francophonie, pourquoi pas celui tiré de Défense et illustration de la langue française de Joachim Du Bellay, si peu connu, y compris des Français, et pourtant acte fondateur littéraire de notre langue ?
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