Habib Kazdaghli invité de Souffle inédit
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Habib Kazdaghli est né à Hammamet en 1955, docteur en histoire contemporaine, ancien doyen de la Faculté des lettres, des arts et des humanités de la Manouba (2011-2017), ancien directeur du Laboratoire de recherche sur le patrimoine à la même université (2018-2022), il travaille sur l’histoire des mouvements socialistes communistes et syndicalistes en Tunisie, ainsi que sur les minorités religieuses et ethniques. Parmi ses œuvres publiées, Le mouvement communiste en Tunisie 1919-1943, publié par les Presses de la Faculté des lettres, des arts et des humanités de la Manouba en 1992, Feuillets de notre histoire, paru chez Nirvana en 2021, La Tunisie au temps du Coronavirus, Arabesques, 2021. Il a également dirigé des ouvrages collectifs comme La révolution d’octobre et le Monde arabe, en 2021, et Cent ans d’activités communistes en Tunisie, chez Nirvana en 2022.
Rencontre
A.H. Vous avez publié, aux éditions Nirvana, à Tunis, en octobre 2024, La Tunisie militante. Les mouvements communistes, syndicalistes et associatifs en Tunisie sous la colonisation française. Recherches et documents. Trois photographies illustrent la couverture : Gladys Adda, Mohamed Ali Hammi et Ali Jrad. Ce volume contient trois parties : « Autour de l’histoire du mouvement communiste en Tunisie 1919-1943 », « Le mouvement syndicaliste en Tunisie 1925-1956 » et « Les associations civiles et leur rôle dans la lutte anticoloniale 1928-1956 ». Beaucoup de précieux documents appuient vos recherches. Pourquoi cet ouvrage en 2024 ?
Habib Kazdaghli. Le livre réunit des articles épars que j’avais publiés dans divers revues et ouvrages collectifs durant les quarante dernières années et qu’il est devenu difficile de les retrouver. En publiant ce livre en 2024, je mets à la disposition des chercheurs des textes anciens qui m’ont été souvent demandés par des jeunes chercheurs tunisiens et aussi étrangers, de même que j’apporte ma contribution d’historien à un débat qui s’est invité sur la scène publique et médiatique à propos de l’efficience et l’utilité des corpos intermédiaires dans la Tunisie d’aujourd’hui, à savoir : les partis, les syndicats et les associations. Certains vont jusqu’à les accuser d’être les vrais responsables de notre crise actuelle.
A.H. L’étude de l’histoire en tant que science humaine ne cesse de passionner les jeunes apprenants. Mais pouvons-nous parler d’une déconnexion entre le monde universitaire et la société ? À quoi bon l’histoire et les historiens ?
Habib Kazdaghli. Ce n’est pas uniquement l’histoire qui ne retient plus l’attention des jeunes, ce sont les sciences humaines d’une manière générale qui sont décriées parce que, d’une part, on pense pouvoir tout via Monsieur Google et parce que, d’autre part, on pense que les diplômés de telles disciplines n’ont pas d’avenir, car la société a besoin de techniciens et d’informaticiens. Mais, même ceux qui suivent les disciplines dites nobles, une fois installés dans la vie, regrettent que leur formation soit rudimentaire dans la connaissance de leur pays et se rendent comptent qu’ils se doivent de chercher de bons guides pour eux et pour leurs enfants afin de mieux connaître le pays. J’ajoute que l’histoire et les sciences humaines ne sont pas uniquement une masse de connaissances à apprendre, mais une démarche et une méthode pour mieux connaître les traces du passé, mieux interroger et interpeller les documents anciens et les différentes sources, connaître ce que nous étions dans une approche dynamique et plurielle.
A.H. Dionys Mascolo écrit : « Sont également de gauche en effet ― peuvent être dits et sont dits également de gauche des hommes qui n’ont rien en commun : aucun goût, sentiment, idée, exigence, refus, attirance ou répulsion, habitude ou parti pris… Ils ont cependant en commun d’être de gauche, sans doute possible, et sans avoir rien en commun. On se plaint quelquefois que la gauche soit« déchirée ». Il est dans la nature de la gauche d’être déchirée. Cela n’est nullement vrai de la droite, malgré ce qu’une logique trop naïve donnerait à penser. C’est que la droite est faite d’acceptation, et que l’acceptation est toujours l’acceptation de ce qui est, l’état des choses, tandis que la gauche est faite de refus, et que tout refus, par définition, manque de cette assise irremplaçable et merveilleuse (qui peut même apparaître proprement miraculeuse aux yeux d’un certain type d’homme, le penseur, pour peu qu’il soit favorisé de la fatigue): l’évidence et la fermeté de ce qui est. »
En partant de cette thèse, seriez-vous un homme résolument de gauche ? Si oui, en quoi cela consiste-t-il exactement ?
Habib Kazdaghli. Les mots gauche et droite restent très peu usités dans notre société, car ils n’ont pas eu le même parcours qu’en Europe. Nous avons été plus marqués par les oppositions entre, d’une part, les défenseurs de la tradition, du conservatisme et de l’attachement identitaire et, d’autre part, ceux qui ont prôné la modernité, l’ouverture sur le monde qui nous entoure. Les uns sont restés collés à un monde passé qu’ils ont idéalisé par peur des nouveautés et des changements, les autres n’ont cessé de prôner l’ouverture au monde extérieur, jusqu’à parfois tomber dans l’excès et le mimétisme !
En revisitant l’histoire des partis, des syndicats et des associations, loin de moi l’idée de les mythifier et de les sacraliser, de même pour refuser les tentations de table rase prônée par les populistes et autres aventuriers. Au contraire, il s’agit d’opérer un regard critique sur une expérience passée, accumuler à partir des acquis car ces structures (partis, syndicats et associations) aujourd’hui diabolisés par certains, ont été les piliers qui ont porté le projet moderniste tunisien.
A.H. Le monde, déjà ténébreux, s’est sauvagement obscurci depuis le 7 octobre 2023. Le monde dit « civilisé » a l’air de sombrer dans la barbarie et l’injustice car ceux-là qui soutiennent l’Ukraine contre Vladimir Poutine soutiennent Benjamin Netanyahou contre la Palestine et le Liban. Outre le deux poids deux mesures, il y a un véritable problème politique et éthique. Comment l’historien aborde-t-il cette actualité brûlante ? De quels outils disposons-nous pour y faire face ?
Habib Kazdaghli. Au premier regard, il nous semble que tout cela est juste et vrai, mais le matériau de l’historien est le passé. Comme le dit si bien Marc Bloch, c’est le présent qui pose des questions au passé et c’est le passé qui montre l’étrangeté du présent. À ces atrocités et ces contradictions qui marquent le présent, il faut revenir au passé et observer un passé qui, parfois, ne passe pas. Il y a une vision de culpabilité chez une partie du monde qui a pensé pouvoir se déculpabiliser en jetant son mal (la Shoah) chez les autres et en ne voyant dans la contestation et la résistance contre la colonisation israélienne comme un « refus » de l’Occident « dignement » représenté par une extrême-droite raciste. Les victimes civiles, dont on regrette infiniment la mort, tombées suite à l’insurrection des damnés enfermés dans une prison à ciel ouvert, leur histoire est racontée individuellement et en citant tous leurs noms. Ils sont présentés et commémorés comme les victimes d’une Shoah faite par les « terroristes musulmans » pour oublier la culpabilité des 6 millions de morts massacrés en pleine terre de civilisations. Les Palestiniens sont évoqués par des chiffres, tout en ajoutant qu’il s’agit de chiffres présentés par le Hamas, c’est-à-dire exagérés. Dans la foulée on parle d’otages à libérer des mains des terroristes en contrepartie de nourriture à fournir aux damnés, mais on oublie l’origine du conflit qui est l’une des pires colonisations. On oublie l’histoire et on ne veut plus rappeler que la même résolution du 29 novembre 1947 a créé sur la même espace deux États : l’un qui existe et colonise depuis 76 ans et ne veut pas entendre parler de frontières, et l’autre qui, non seulement n’existe pas, mais dont on veut exterminer la population, parce qu’elle ne veut pas s’avouer vaincue et ne qui refuse de quitte sa terre pour être exilée ailleurs.
Choix !
A.H. Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?
Habib Kazdaghli. Non, tout en respectant la nature et en militant pour la protéger des attaques des sociétés et des groupes égoïstes qui veulent en profiter au maximum au détriment de la nature et des générations futures. Tout en respectant la faune animale, qui contribue à l’équilibre de la nature, je n’ai jamais pensé à me réincarner autrement que dans l’humain, en montrant modestement, par mes écrits et textes, que les expériences passées des humains dans leurs diversités et la richesse de leurs apports, doivent être une source de méditation et de réflexion pour les générations actuelles et futures. L’histoire ne peut être qu’un outil et une démarche pour humaniser l’Homme. Les textes de l’historien sont un éternel recommencement pour défendre un seul objectif, car les acteurs que nous décrivons et dont nous interprétons le parcours changent, mais l’objectif de l’historien reste le même. Il faut regarder les expériences passées dans leur pluralité et non dans leur unicité, la diversité et la pluralité sont sources de richesses et d’accumulation profitable à l’humain.
Pour ne pas être accusé de refuser de répondre, j’ai une affection particulière pour un article qui reconstitue le parcours d’un médecin humaniste, Auguste Cuénod (1868-1954), qui n’a jamais exercé dans son pays natal, la Suisse, et qui est venu combattre durant toute sa carrière le trachome en Tunisie, pour terminer sa vie à planter des arbres et des fleurs dans son petit jardin d’Hammamet, où il est enterré sans tombe ni pierre tombale. Sa trace physique est certes perdue, mais pas la richesse des valeurs et de la médecine qu’il a ancrés en Tunisie.
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