Lénine : continuer à penser la révolution, grâce à lui et parfois malgré lui
Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen
Lénine et l’arme du langage, de Jean-Jacques Lecercle
Une nouvelle approche, un nouveau départ ?
Lénine et l’arme du langage, de Jean-Jacques Lecercle ― paru aux éditions de La Fabrique le 12 janvier dernier, soit neufs jours avant le centenaire de la mort du grand révolutionnaire Vladimir Ilitch Oulianov dit Lénine ―, nous interpelle et nous émeut. Bien sûr, nous nous attendions à ce qu’une partie des activités éditoriales de l’année en cours soit dédiée à la figure de Lénine. C’est d’autant plus légitime qu’il n’est pas seulement considéré comme le père de la Révolution d’octobre et de l’Union soviétique, mais il est également un grand théoricien et écrivain russe dont l’influence a été déterminante durant le XXe siècle.
Ainsi, dès la quatrième de couverture, nous nous trouvons au fond de l’ouvrage : « À l’heure où le bruit et la fureur ne seraient plus de mise en politique, où l’on prend garde de ne pas cliver et où l’on se doit d’éviter toutes paroles « problématiques », lire Lénine en philosophe du langage, c’est renouer avec une pratique du langage comme arme qui a fait de Lénine un redoutable polémiste et le penseur de la conjoncture. Carburant à l’indignation et ne reculant jamais devant les noms d’oiseaux (pas même pour les adresser publiquement à ses camarades les plus proches quand ils défendent une ligne erronée), Lénine est l’auteur journalier de quantité d’articles polémiques, de discours, d’interventions dans des réunions de parti, de rapports au Comité central, de résolutions à présenter au vote, de recensions d’ouvrages littéraires… De cette production foisonnante Jean-Jacques Lecercle distille une pratique léniniste du langage. On apprendra que le vrai n’est pas la même chose que le juste (le juste, c’est le vrai ajusté à la conjoncture) : “Il faut toujours dire la vérité aux masses”, même si elle est amère, répète sans cesse Lénine et, le pouvoir pris, il aura de nombreuses occasions d’appeler un recul un recul. On comprendra aussi comment formuler un mot d’ordre et savoir s’en défaire lorsqu’il devient caduc. Parce que la pratique militante est, on l’oublie peut-être, d’abord une pratique de la langue, ce livre offre un retour salutaire sur ce que parler veut dire en politique, sur ce que les mots d’ordre font de nous et sur la façon dont ils saisissent les imaginaires pour transformer le monde. »
Ce seuil ― avec en couverture l’exceptionnelle œuvre d’El Lissitzky, « Lenin Tribune », qui date de 1920, et qui est conservée à la Galerie Tretiakov à Moscou ―, témoigne du métier qui est celui des éditions La Fabrique, car le choix des mots, qui plus est dans un ouvrage sur « l’arme du langage », nous met en face de choix aussi audacieux que judicieux, l’emploi de mots étant chargés de sens, à commencer par « le bruit et la fureur », expression qui nous renvoie au monde exceptionnel de Shakespeare, avec l’immortelle tirade de Macbeth, dans la scène cinq du cinquième acte :
« La vie n’est qu’une ombre errante ; un pauvre acteur
Qui se pavane et s’agite une heure sur la scène
Et qu’ensuite on n’entend plus ; c’est une histoire
Racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur,
Et qui ne signifie rien. »
Or, cette référence nous en dit long sur l’auteur de ce remarquable ouvrage, Jean-Jacques Lecercle, né le 21 mars 1946, qui est angliciste de formation (diplômé de l’École Normale Supérieure, où il a fait ses études de 1965 à 1970, et aujourd’hui professeur honoraire à l’Université de Nanterre où il a fait l’essentiel de sa carrière de 1970 à 2007, avec des passages à Cardiff), spécialiste de la littérature victorienne et de la philosophie du langage.
C’est à la lumière de celle-ci que l’auteur chevronné d’Une philosophie marxiste du langage (PUF, 2004), de De l’interpellation : sujet, langue, idéologie (éditions Amsterdam, 2019) et de Système et style. Une linguistique alternative (éditions Amsterdam, 2023), interroge la quarantaine de volumes de Lénine au fil de sept chapitres où se croisent Karl Marx, Étienne Balibar, Jacques Rancière, Jürgen Habermas, Ferdinand de Saussure, Louis Althusser et Antonio Gramsci, sans oublier deux des maîtres à penser de l’auteur, Gilles Deleuze et Félix Guattari.
Une position marxiste en matière de philosophie du langage
Sept chapitres, donc, suivis d’une conclusion : 1. Lire « Lénine aujourd’hui », avec quatre sous-parties : « Mauvaises raisons », « Paradoxe », « Bonnes raisons » et « Raisons philosophiques » ; 2. « Communisme et langage », avec cinq parties numérotées de un à cinq ; 3. « À propos des mots d’ordre », avec des notions qui nous sont chères, notamment « Contexte » et « Texte », ainsi que Lecture 1 et Lecture 2, sans oublier les Conclusions les concernant ; 4. « L’arme du langage », avec la distinction entre « Langage », « Langue » et un long exposé détaillé éponyme du chapitre en question ; 5. « Langage et vérité » se décline d’une manière plus subtile avec « Politique et polémique », « Jeu de langage », « Science », « Philosophie » et « Philosophie du langage » ; ce qui nous amène au sixième chapitre dédié à la Littérature, laquelle est consacrée à « Lénine lecteur », à la « Littérature de parti », à « Lénine critique », avec un excellent et éclairant passage conclusif au sujet du satiriste Avertchenko (1881-1925) ; le septième chapitre, intitulé « Un style d’intervention », avec cette sous-partie, intitulée « Léninisme », qui s’ouvre en ces termes : « Je termine ce livre plus léniniste que je ne l’ai commencé » (p. 159), et une étude du « Style », précisons-le, « littéraire » de Lénine, ainsi que les « Vertus », précisément les cinq vertus léninistes, à commencer par « la solidité ».
Le dernier chapitre étant la « Conclusion », qui est brève et marquée par cet esprit d’intelligence « paradoxale », au sens de para-doxa, en s’attaquant aux idées reçues afin que la pensée puisse continuer, comme le montrent les dernières lignes du texte de Jean-Jacques Lecercle : « Le seul antidote à cette ossification et du parti et du gouvernement, c’est le libre cours laissé à l’initiative démocratique des masses, autrement dit le début du dépérissement de l’État. Il faut donc prendre au sérieux les affirmations constantes de Lénine sur le fait que la dictature du prolétariat est une forme de démocratie plus démocratique que la démocratie représentative bourgeoise, contre la pratique politique du parti bolchévique arrivé au pouvoir, c’est-à-dire contre Lénine lui-même. Si nous devons continuer à lire Lénine, ce n’est pas seulement parce qu’il a dirigé la première révolution socialiste, parce qu’il a su mener la lutte politique et idéologique jusqu’à la prise et la consolidation du pouvoir, c’est aussi parce qu’il n’a pas pu, ou su, résister au retour de l’appareil d’État de l’ancien régime. On le lira donc pour continuer à penser la révolution, grâce à lui et parfois malgré lui. »
Vivifiante et roborative, l’approche de Jean-Jacques Lecercle est assurément magistrale du fait de sa haute expérience académique. Il est sûr que les politiques, de gauche comme de droite, gagneront à lire Lénine et l’arme du langage, non pas à cause du caractère polémique voire controversé de l’auteur de La maladie infantile du communisme, mais plutôt à cause de l’actualité, sans cesse renouvelée, des situations de misère, de guerre et de besoins de changements nécessaires, donc de révolution, lesquels besoins ne cessent de se manifester dans les quatre coins du monde ― de Brasilia à Kiev, de Moscou à Gaza et de Paris à Tunis.
Jean-Jacques Lecercle, Lénine et l’arme du langage, Paris, La Fabrique éditions, sortie le 12 janvier 2024, 208 pages, ISBN : 9782358722711
Merci beaucoup cher ami Dr Aymen Hacen pour cette brillante présentation du livre » Lénine et l’arme du langage « , cette synthèse qui enthousiaste le lecteur et le pousse à lire ce livre magnifique et intelligent
MERCI