Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991, de Cioran
Par Hyacinthe
De toutes pièces
Manie épistolaire. Lettres choisies 1930-1991 est le « Cioran inédit », paru le 15 février dernier dans la collection « Blanche » chez Gallimard. Un grand mais s’impose toutefois, un peu à la manière de l’incipit de L’innommable de Samuel Beckett, ami dont la présence s’impose dans le volume de Cioran, car en nous demandant « Où maintenant ? Quand maintenant ? Qui maintenant ? », nous allons en savoir plus sur les différentes motivations qui se cachent derrière ces « lettres choisies ».
Il y a en effet lieu de se demander à qui celles-ci sont-elles destinées, par qui exactement ont-elles été choisies et surtout dans quelle intention ?
Sans doute le volume, désormais intitulé Manie épistolaire, est-il nécessaire, en ce sens que ce florilège ne peut que révéler la grandeur de l’homme et de son œuvre, tous deux longtemps relégués au second plan, mais le choix en soi nous semble problématique, insuffisant et faible par moments. Cela n’a de fait rien à voir avec l’ensemble des Lettres de Guerne à Cioran 1955-1978 (Le Capucin, 2001), volume vraiment remarquable, ou celui publié par L’Herne en 2011, à l’occasion du centenaire de la naissance de Cioran, signé E. M. Cioran/ A. Guerne, sous le titre de Lettres 1961-1978.
Ainsi, s’appuyer sur le texte publié par Cioran dans la N.R.F., en octobre 1993, « Manie épistolaire », pour créer de toutes pièces un volume « inédit », nous semble abusif. C’est d’autant plus gros que cela ne peut malheureusement pas passer, avec ce même texte placé en tête de volume en tant qu’ « ouverture », laquelle est accompagnée d’une note de bas de page qui nous dit qu’il s’agit d’un « texte publié en 1985 dans 2 plus 2. A collection of International Writing (Lausanne, Mylabris Press) ; repris en octobre 1993 dans La NRF (n°489). »
Dysfonctionnements
« Ces lettres ont été choisies, traduites (du roumain et de l’allemand, quand elles n’étaient pas écrites en français) et présentées par Nicolas Cavaillès, écrivain et traducteur, éditeur notamment des Œuvres de Cioran dans la Bibliothèque de la Pléiade », lisons-nous dans la quatrième de couverture de Manie épistolaire.
Or, nous ne sommes pas convaincus par le travail de M. Cavaillès qui, pour ne citer que cet exemple, place Exercices d’admiration. Essais et portraits, paru en 1986, à la fin du volume, soit après Aveux et anathèmes, lequel a vu le jour en 1987. C’est que, dans « Note sur la présente édition », Nicolas Cavaillès s’explique en ces termes, même s’il ne nous convainc guère : « Aussi bien donnons-nous ces dix ouvrages dans leur ordre chronologique de publication (1949-1987) — à l’exception d’Exercices d’admiration (1986), placé en marge, à la suite des neuf volumes principaux : recueil d’essais et de portraits parfois anciens (1952-1984), ces Exercices relèvent d’une chronologie parallèle déterminée par leur affiliation générique commune. »
Nous ne pouvons être d’accord, parce que ce volume, Exercices d’admiration, n’existe en tant que tel, c’est-à-dire en tant que texte compact, uni parce que réuni par l’auteur lui-même, qu’à partir de sa publication en 1986. Autrement dit, nous récusons ces choix faits par l’éditeur du volume des Œuvres de Cioran, et ce dans un souci de lisibilité et par là même d’efficacité, car nous aurons toujours en mémoire ce que Cioran dit de « l’illisible », d’abord dans Exercices d’admiration à propos de Benjamin Fondane : « En matière littéraire, je ne partageais pas toujours ses goûts. Il m’avait recommandé avec insistance le Shakespeare de Victor Hugo, livre à peu près illisible, et qui me fait penser au mot dont s’est servi récemment un critique américain pour qualifier le style de Tristes tropiques : the aristocracy of bombast — l’aristocratie de l’enflure. L’expression est frappante, bien qu’injuste en l’occurrence. »
Oublis ou ostracismes ?
Nous récusons ces choix d’autant plus que, même si Manie épistolaire est précieux volume cioranique, nous ne comprenons pas que sur les 161 lettres ici réunies, il n’y ait aucune des trois principaux éditeurs de Cioran : Claude Gallimard, dont nous retrouvons dans l’édition des Œuvres chez Quarto (1995), la reproduction d’une lettre datée du 21 janvier 1959 au sujet du Précis de décomposition : « une université américaine doit prochainement en commander une cinquantaine d’exemplaires. / Ne serait-il pas dommage de laisser échapper une si belle occasion de pervertir la jeunesse yankee ? »
Ou encore à Bruno Roy, le maître d’œuvre des éditions Fata Morgana, qui a notamment publié Essai sur la pensée réactionnaire. À propos de Joseph de Maistre, en 1977, et en 1979, Vacillations avec des lithographies de Pierre Alechinsky. Dans les archives des éditions Fata Morgana, il y a en effet des lettres merveilleuses de Cioran à son éditeur, Bruno Roy, décédé le 15 septembre 2021, dans lesquelles le lecteur peut découvrir à la fois l’esprit taquin du penseur, en même temps que le sérieux qui le caractérise lorsqu’il s’agit de la correction des épreuves ou du choix des titres.
Ou bien encore de Constantin Tacou, qui a dirigé L’Herne de 1973 à sa mort en 2000. Nous pouvons également nous demander pourquoi un écrivain comme Gabriel Matzneff, qui était proche de Cioran, ne figure pas dans Manie épistolaire. Pourquoi cet ostracisme qui n’aurait pas plu à Cioran lui-même ? D’ailleurs, nous pouvons en profiter pour récuser cette phrase de Régis Debray, auteur pourtant cher à notre cœur, lorsqu’il écrit dans Bref, paru le 22 février dernier : « Les facilités numériques donnent certes du lustre, par contraste, au haïku japonais et aux énigmes d’Héraclite. À Cioran le reclus, l’ancien légionnaire de la Garde de fer roumaine, comme à Char le hautain, sur l’autre bord. L’ère des foules fait l’affaire des constipés. » (p. 13)
Pourquoi vouloir incessamment rappeler cette erreur de jeunesse sur laquelle le penseur est revenu dès les premières lignes de son œuvre inaugurale en français, Précis de décomposition, en 1949, dans ce texte cinglant qu’est « Généalogie du fanatisme », lequel se présente comme un réquisitoire contre « les idéologies, les doctrines, et les farces sanglantes. »