Jean-Jacques Lecercle invité de Souffle inédit

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Entretien avec Jean-Jacques Lecercle : « Mon livre a été écrit pour vous »

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

Né le 21 mars 1946, Jean-Jacques Lecercle est angliciste de formation : diplômé de l’École Normale Supérieure, où il a fait ses études de 1965 à 1970, il est aujourd’hui professeur honoraire à l’Université de Nanterre où il a fait l’essentiel de sa carrière de 1970 à 2007, avec des passages à Cardiff. Spécialiste de la littérature victorienne et de la philosophie du langage, il est l’auteur d’Une philosophie marxiste du langage (PUF, 2004), de De l’interpellation : sujet, langue, idéologie (éditions Amsterdam, 2019) et de Système et style. Une linguistique alternative (éditions Amsterdam, 2023).

Nous avons lu et aimé son dernier ouvrage, Lénine et l’arme du langage, paru aux éditions de La Fabrique le 12 janvier dernier.

Jean-Jacques Lecercle invité de Souffle inédit

Entretien conduit par Aymen Hacen

A.H. Nous ne pouvons pas dire que Lénine et l’arme du langage soit un ouvrage de vulgarisation tant il regorge de références philosophiques, linguistiques et historiques inaccessibles ou difficiles à tous. À qui vous adressez-vous ? Pour qui écrivez-vous ?

Jean-Jacques Lecercle. Mon livre n’est effectivement pas un ouvrage de vulgarisation. Il y en a déjà eu d’innombrables, et j’ai voulu faire autre chose que ressasser ce que j’appelle les célèbres citations : j’ai voulu traiter Lénine comme l’auteur d’une œuvre, et d’une œuvre digne d’une lecture savante, c’est-à-dire d’une interprétation. Bref, faire avec Lénine ce que les philosophes font avec Kant ou Spinoza, le lire à nouveaux frais, en donner une interprétation originale. Cela implique des concepts et un vocabulaire technique, même si j’ai tenté de le limiter au maximum (je suis en train de vous dire que mon livre aurait pu être encore plus inaccessible et difficile). Il y a là bien entendu une décision politique : l’idéologie dominante traite Lénine comme un politicien rusé et avide de pouvoir, et rien d’autre : j’en fais un penseur, non seulement de la politique, mais du langage.

Mais je crois (j’espère) qu’il y a dans mon livre autre chose que cela. J’ai aussi tenté de traiter Lénine comme un écrivain, c’est-à-dire de faire entendre une voix, une voix singulière, à la fois attachante et irritante. Lire Lénine, ce qu’on ne fait plus guère, c’est parler à quelqu’un, avec ses convictions et ses arguments mais aussi avec ses affects, et ici mon livre ne s’adresse plus seulement à des philosophes, mais simplement à des lecteurs. Je pense que si vous avez aimé mon livre, c’est peut-être parce que vous étiez sensible à cela. Ma réponse à votre question est donc simple : mon livre a été écrit pour vous.

A.H. La sous-partie « Léninisme » du septième et dernier chapitre, intitulé « Un style d’intervention », commence par ce constat personnel : « Je termine ce livre plus léniniste que je ne l’ai commencé. » C’est d’autant plus intéressant que vous analysez méticuleusement le « paradoxe » dont vous êtes parti dans la « Conclusion ». Pouvez-vous nous en parler davantage ? De même, si vous n’étiez pas léniniste, pourquoi cet intérêt particulier ?

Jean-Jacques Lecercle. Cela a à voir, bien sûr, avec mon histoire personnelle, ou plutôt avec celle de ma génération, ce qu’on appelle la génération de mai 68. En ces temps-là, les marxistes-léninistes étaient légion et j’ai appartenu à cette cohorte. Ils ont aujourd’hui pratiquement disparu, et le cours de la vie et les vicissitudes de l’histoire m’ont mené sur d’autres chemins (ceux de l’anglicisme et de la philosophie du langage). Mais après plusieurs décennies de contre-révolution néo-libérale, il est clair aujourd’hui que le capitalisme pourrissant est en train de mener l’humanité vers la catastrophe écologique et anthropologique, à une vitesse sans cesse accélérée. Dans cette conjoncture, il m’est apparu, et je pense (j’espère) que je ne suis pas le seul, que le dirigeant de la première révolution socialiste, c’est-à-dire d’une interruption durable de la reproduction du capital, avait encore quelque chose à nous dire. Autrement dit, il nous faut revenir à ce que j’ai appelé l’aspect principal du paradoxe léniniste, c’est-à-dire le fait que chaque fois qu’une révolution véritable a eu lieu, elle a été dirigée par un parti léniniste qui a exercé la dictature du prolétariat. Le terme est aujourd’hui inaudible, Staline aidant, mais son contenu est toujours présent, car il dit la nécessité de briser l’appareil d’État du capital, qui mènera contre le nouveau pouvoir une guerre sans merci.

Mais la situation n’est plus celle de ma jeunesse, lorsque nous lisions Lénine pour y apprendre comment s’emparer du Palais d’Hiver. Aujourd’hui, il ne nous est plus possible d’ignorer l’aspect secondaire du paradoxe, celui sur lequel l’idéologie dominante se concentre pour dénier toute légitimité à la révolution : chaque fois qu’un parti léniniste a exercé la dictature du prolétariat, celle-ci s’est transformée en dictature tout court, et l’appareil d’État s’est reconstitué sous la forme d’une bureaucratie oppressive. Il nous faut donc garder en pleine conscience les dangers du passage, toujours possible, du léninisme au stalinisme, c’est-à-dire poser à nouveaux frais la question de la démocratie, dans sa contradiction potentielle avec le centralisme de l’organisation. Mais cela ne doit pas nous faire oublier l’ennemi principal et l’aspect principal du paradoxe.

A.H. Dans ses Cahiers (1957-1972), Cioran écrit : « Deux esprits rebelles auront marqué ce siècle, par des méthodes diamétralement opposées : Lénine et Gandhi. Le premier est idolâtré par des continents entiers, le second par des individus isolés, par des solitaires. Le contraire eût dû avoir lieu. Mais la non-violence, incroyable que cela paraisse, ne séduit pas les foules. » (p. 855) Et plus loin, il note : « Je viens de lire que Lénine souffrait d’insomnie. Maintenant je comprends mieux ses outrances, ses obsessions, son intolérance. » (p. 977)

Qu’en pensez-vous ? Que reste-t-il aujourd’hui de Lénine ? La question est d’autant plus légitime que certains pays, à l’instar de la Turquie avec Atatürk, la France avec le général de Gaulle ou la Tunisie avec Bourguiba, semblent tenir à leurs idoles souvent assimilées à des pères fondateurs. Dans le contexte actuel de la Russie, Lénine risque-t-il de revenir, pour ainsi dire, dans l’air du temps et de s’imposer en tant que modèle ou sauveur ?

Jean-Jacques Lecercle. La seconde réflexion de Cioran (p. 977) doit être prise comme une boutade. Tactique comique traditionnelle : on dégonfle les prétentions d’un idéal trop élevé par des considérations bassement terre-à-terre. Si donc on peut rendre compte d’une action politique qui a bouleversé l’histoire mondiale par des crises d’insomnie, cela m’ouvre des perspectives et je propose d’expliquer Jules César par des hémorroïdes, Jeanne d’Arc par des cors au pied et Gandhi par un ver solitaire. Et sa première réflexion (p. 855) me paraît fausse. La contraste entre le collectif et l’individuel ne me semble pas pertinent pour distinguer deux pratiques politiques, violente ou non-violente. Car la non-violence de Gandhi a mis en mouvement les masses indiennes dans leur lutte contre le colonialisme britannique – des masses, pas des individus solitaires. Et si on passe de la pratique politique à son effet sur ceux qui la perçoivent et y adhèrent, alors, si solitude il y a, elle est plutôt du côté de Gandhi qui, à la manière de Tolstoï, s’adresse à la conscience morale de chacun d’entre nous pris individuellement, tandis que Lénine parle à ceux qu’il appelle « les ouvriers avancés », c’est-à-dire des individus en tant qu’ils sont membres d’un collectif, en l’occurrence une classe sociale – il n’y a rien de solitaire dans le rapport entre Lénine et son lecteur ou auditeur.

Mais la question que vous posez est fort intéressante. Car j’ai moi aussi été frappé par le fait que le centième anniversaire de la mort de Lénine est passé en Russie totalement inaperçu (aucune célébration, aucun intérêt médiatique). Vous me direz qu’ils ont des préoccupations plus urgentes. Mais, précisément, la référence historique de Poutine est Staline et non Lénine : le nationaliste grand-russe (même si géorgien de naissance) contre l’internationaliste. C’est à cette échelle-là qu’il faut chercher ce qui reste de Lénine : pas le père fondateur d’un empire ou d’un régime, mais l’incarnation de la possibilité de mettre fin au règne catastrophique du capitalisme, l’homme à cause de qui la civilisation capitaliste sait qu’elle est mortelle. Ce n’est pas rien, et cela ne risque pas d’être oublié tant que le capitalisme continuera sa fuite en avant mortifère.

A.H. On compare souvent Jean-Luc Mélenchon à Vladimir Lénine. Comparaison est-elle raison ?

Jean-Jacques Lecercle. Cette comparaison est principalement le fait de ceux que je persiste à appeler les chiens de garde de l’idéologie dominante. Elle prend appui sur ce que l’on perçoit comme la violence verbale de Mélenchon (et effectivement comme Lénine il ne recule pas devant les noms d’oiseaux adressés à ses adversaires politiques, qui le lui rendent bien) et elle se présente comme une proportion : la violence verbale de Robespierre menait ses adversaires à la guillotine, la violence verbale de Lénine menait ses adversaires au Goulag, la violence verbale de Mélenchon… Et les chiens de garde d’imaginer le pire. Ce dont ils ne se rendent pas compte, c’est que cette attaque (qui est elle-même une forme de violence verbale), qui vise en réalité à disqualifier l’idée même de révolution (française ou russe), constitue un éloge du vice à la vertu, car la proportion place Mélenchon dans la position du révolutionnaire. Si Mélenchon est le Robespierre ou le Lénine de notre temps (ce dont je ne suis pas entièrement sûr), alors il m’est extrêmement sympathique.

A.H. Emmanuel Todd parle de La défaite de l’Occident. Il y a en effet de quoi s’alarmer en l’absence de leaders visionnaires et charismatiques. Qu’en pensez-vous ?

Jean-Jacques Lecercle. Il y a en effet de quoi s’alarmer, mais pas d’une soi-disant « défaite de l’Occident ». C’est une des fonctions principales de l’idéologie dominante que de faire passer les bourreaux pour des victimes. Depuis des décennies, le capitalisme mondialisé, émanation de cet « Occident », règne sans partage, et il devient de plus en plus clair pour tout un chacun qu’il nous mène à la catastrophe. Si donc défaite possible il y a, c’est celle de l’humanité tout entière, aux mains de « l’Occident ». Et vous avez raison, je suis frappé par l’absence de « leaders visionnaires », par la médiocrité intellectuelle de nos actuels dirigeants (je me méfie des leaders soi-disant charismatiques, car Mussolini et Hitler étaient de bons exemples d’un tel charisme). Sans doute y a-t-il un lien entre ce pourrissement du capitalisme apparemment triomphant et la médiocrité de son personnel politique. Raison de plus de continuer à lire Lénine.

A.H. Dans un article SophieVallas et Jean Viviès vous qualifient d’ « enseignant-chercheur heureux », mais si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ? Enfin, si un seul de vos textes devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?

Jean-Jacques Lecercle. Et s’il était à refaire, je referais ce chemin, comme dit le poète. De fait, j’ai été un enseignant-chercheur heureux. La preuve en est que, quoique je sois à la retraite depuis une quinzaine d’années, je continue à travailler, à écrire des livres et des articles, à donner des conférences (et des entretiens). Mais la situation de l’université française ne s’est pas améliorée depuis mon départ, si j’en crois ce que me disent mes jeunes collègues, et il n’est pas sûr que j’y serais aujourd’hui aussi heureux.

Quant à la réincarnation, vous me poussez, sous le prétexte de réponses apparemment frivoles, à me prendre au sérieux, ce à quoi les universitaires ne sont que trop enclins. Je vous répondrai donc par une pirouette. Comme j’ai consacré la plus grande part de ma vie professionnelle à Alice au Pays des Merveilles, je choisirai l’un des personnages, le Chat de Cheshire, qui a un large sourire et des dents acérées, et dont la caractéristique principale est qu’il est capable de disparaître peu à peu, la dernière partie visible de sa personne étant son sourire (ce qui fait dire à Alice que si un chat sans sourire est chose banale, un sourire sans chat est moins fréquent). C’est lui qui dit à Alice qu’au Pays des Merveilles tout le monde est fou, à commencer par lui. Alice le trouve inquiétant (à cause de ses dents acérées), mais pas antipathique, et elle apprécie son mépris pour les autorités, en l’occurrence, le Roi et la Reine de Cœur. « Qu’on lui coupe la tête ! » ― c’est ce que la Reine dit en tout occasion : mais comment couper la tête à un chat dont il ne reste que le sourire ?

Deux de mes textes ont déjà été traduits en arabe (Frankenstein, mythe et philosophie et The Violence of Language). Mais si je devais en choisir un seul, je choisirais un de mes livres en anglais, qui est celui que je préfère, mais qui n’a été traduit en aucune langue : Interpretation as Pragmatics. J’y propose une théorie textualiste de l’interprétation et j’y introduis le concept d’interpellation, que je n’ai cessé d’interroger depuis. Il a vingt-cinq ans d’âge et est sans doute trop vieux (ou trop anglais) pour être traduit, mais j’y suis encore très attaché (ce qui suggère que l’opinion d’un auteur sur sa propre œuvre n’est sans doute pas le meilleur critère d’évaluation de ladite œuvre) : tout ce que j’ai à dire sur le langage (y compris chez Lénine), vient de ce livre.

Aymen Hacen

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Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.
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