Jean Calembert invité de Souffle inédit

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Entretien avec Jean Calembert :  « Jaber et moi »

Les jeudis littéraires d’Aymen Hacen

Entretien avec Jean Calembert : « Jaber et moi »

 Né à Liège en Belgique en août 1942, Jean Calembert est docteur en droit et expert en marketing. Féru d’arts et de littératures du monde entier, il vit entouré d’artistes plasticiens et musiciens.

En octobre 2024, aux Éditions L’œil de la femme à barbe, Jean Calembert publie Où vas-tu, nuage ?, vie romancée de Jaber Al-Mahjoub alias Jaber (M’Saken, 1938-Paris, 2021), baptisé depuis longtemps « le Roi de Beaubourg ».

Jaber Al-Mahjoub

Entretien avec Jean Calembert : « Jaber et moi »

A.H : Votre intérêt pour feu Jaber est grand. En témoigne votre ouvrage publié en octobre dernier aux Éditions L’œil de la femme à barbe, intitulé Où vas-tu, nuage ? Pourriez-vous nous parler de l’origine de votre grande et manifeste admiration pour l’artiste ?

Jean Calembert : J’ai découvert Jaber par hasard l’été 2023. J’étais en contact depuis plusieurs mois avec un joyeux farfelu qui venait de décider d’acheter mes deux premiers romans, « Joe Hartfield, l’homme qui voulait tuer Donald Trump » (2020) et « Le Mal-Aimé » (2022), pas par intérêt pour leur lecture mais par sympathie ! L’homme s’appelait Raymond Michel, alias Michel Ray, un ex-galeriste et amoureux fou d’un peintre nommé Jaber que je ne connaissais pas et qui m’a très vite fasciné, le personnage presque plus que ses œuvres qui m’ont pourtant séduit d’emblée. J’ai très vite tout voulu savoir sur lui, son enfance, ses proches, sa vie, sa fin de vie. J’ai multiplié les recherches jusqu’à retrouver Gail, la femme de Jaber, aux États-Unis !

Plus j’avançais, plus je trouvais Jaber attachant et étonnamment proche de moi. Après avoir accumulé les témoignages, parfois contradictoires, je me suis lancé dans l’écriture, avec passion, presque d’une traite, en suivant les moments magiques de son parcours de vie. Très vite, j’ai senti que, sous mon impulsion, le personnage prenait une vie propre et devenait en quelque sorte mon complice. D’où les chapitres « Jaber et moi », pure fiction mais, magie de l’écriture, plus vrais que vrais d’après des    amis de Jaber. Pour moi, le plus beau des compliments !

A.H : Où vas-tu, nuage ? se présente comme une « biographie romancée » de Jaber. Vous écrivez d’ailleurs en guise d’avertissement : « J’explique où et quand Jaber est né et comment il est mort. Entre les deux, je passe en revue sa vie de boulanger, de boxeur, de chanteur… et de maître de l’art brut. J’introduis des personnages qui l’ont vraiment côtoyé comme Coluche, le boxeur Cassius Clay, le peintre Jean Dubuffet ou le président Jacques Chirac ! Mais, très vite, mon héros m’a échappé et la partie romanesque ― créée de toutes pièces ― a pris le pas sur les recherches documentaires, les monographies, les articles de presse ou les catalogues d’expositions. »

Est-ce donc une biographie, un hommage ou une approche critique artistique sur cette œuvre aussi singulière que plurielle ? De même, quelle a été votre méthode de travail pour écrire Où vas-tu, nuage ?

Jean Calembert : Je viens un peu d’en parler précédemment. Où vas-tu, nuage ? n’est donc pas du tout une approche critique artistique de l’œuvre. Je laisse ce soin à Laurent Danchin, Michel Thévoz ou François Monnin. Je sais seulement dire que j’adore beaucoup de toiles et de sculptures de Jaber et qu’il y en a d’autres que j’aime moins, voire pas du tout. Chez lui, à mon humble avis, le chef-d’œuvre côtoie le médiocre… mais le médiocre sert sans doute de terrain fertile aux plus belles œuvres. Peut-être la multiplication des Jaber est-elle indispensable à l’éclosion des beaux tableaux.
J’ai écrit le livre en quelques mois. J’ai commencé le premier manuscrit en septembre 2023 et je l’ai terminé juste avant la Noël. Je me forçais à écrire tous les jours de 10H00 à 12H00 et de 14H00 à 16H00 sauf le week-end où je toilettais mon texte. Il m’arrivait d’écrire en fin de journée ou la nuit mais c’étaient des variations sur des paragraphes existants ou des inspirations soudaines, des images fugitives, quelque chose qui rôde entre rêve, fantasme et réalité. J’archivais le lien avec un personnage, un lieu ou un moment, une sorte de bric à brac où je pouvais puiser pour densifier le récit.

J’écris toujours sur la grande table de la salle à manger où j’installe mon lap top en bout de table et au milieu. À droite, à portée de main, j’ai les derniers manuscrits imprimés. À gauche, des tableaux chronologiques de synthèse avec une grande colonne verticale qui correspond à un période déterminée (en général une décade) divisée en deux : la partie supérieure pour les acteurs clés, la partie inférieure pour les événements marquants de la période. Le reste de la table et les alentours (une grande commode à gauche et un vaisselier à droite) sont occupés par des piles plus ou moins importantes de documents de toutes sortes, stockés dans des fardes de différentes couleurs. J’aime ce « désordre ordonné ». J’adore me déplacer d’un point à l’autre. J’ai un coin de travail, un coin pour la relecture et un coin pour dessiner des schémas récapitulatifs, des réseaux de personnage, des architectures de chapitres. Et une grande poubelle où passent à la trappe le matériel obsolète.
Écrire Où vas-tu, nuage ? m’a procuré une joie intense. Les interviews avec les amis et les proches de Jaber ont été un émerveillement, surtout au niveau des anecdotes partagées, de l’exploration des masques de l’artiste, de sa pudeur, de ses tourments, de ses confidences, de ses côtés Dr Jekyll et Mr Hyde.

Et la construction d’un très bel objet avec Ghislaine Verdier, mon éditeur, la patronne de L’œil de la femme à barbe, a été la cerise sur le gâteau. Le rêve continue avec les séances de signatures et la légitimation de mon travail par Alexandre Donnat (grand collectionneur et ami de Jaber), la Halle Saint-Pierre (le plus beau musée de Paris consacré à l’Art Brut et à l’Art Naïf), l’Impond’Erable (un café littéraire), le Falafel Café (un des plus belles collections de Jaber).

A.H : Le texte, intitulé « Politiques », situé aux pages 99-101, est étonnant à bien des égards. Entre l’image que nous avons de Jaber, considéré comme un éternel enfant et un artiste bohémien, et ce réseau fort et influent, où se mêlent droite et gauche, quel bilan tirer de l’œuvre-vie de Jaber, de ces choix, de ces succès mais aussi échecs et déceptions.

Jean Calembert : Je n’ai jamais considéré Jaber comme un éternel enfant ou un artiste bohémien. Au contraire, je pense qu’il avait un jugement très pertinent sur toutes les personnes avec qui il était en contact. Un jugement basé sur son intuition, son flair, son vécu. Il n’a jamais été dupe de personne. Son évaluation des personnes n’est jamais simpliste. Elle est même très élaborée. Jaber sait qu’un badaud lambda est différent d’un mec sympa qui est distinct d’un copain pour lequel il est loin d’avoir la même affection que celle qu’il a pour un ami. Et qu’un vague copain est à̀ des antipodes d’un ami cher. Il n’a jamais confondu l’un avec l’autre. Il a toujours fait un tri sévère dans toutes ses relations, même familiales, surtout familiales !

Sur ses dessins politiques, les avis sont partagés. Personnellement, je n’aime pas trop le Jaber caricaturiste. Sauf pour les nombreux dessins sur Chirac qu’il connaissait bien et pour lequel il avait une grande amitié. Il nous montre Chirac croquant une pomme, en boxeur terrassant l’adversaire ou coiffé d’un drapeau français, puis dans des situations plus cocasses, en rapace terrassant le mouton Jospin, jouant à saute-mouton avec Jaber ou transformé en four à pain, en avion, en bateau, en auto, en loup ou même en âne ! Il multiplie les caricatures avec humour puis avec une certaine irrévérence. Qui aime bien, châtie bien !

Et j’adore le superbe portrait de Mitterrand, une rose à la bouche, le front, la joue et le cou orné de six saynètes joyeuses et l’œil fixé sur quatre spectateurs, dont Jaber assis sur son âne, un oud à la main.

A.H : Vous consacrez de nombreuses pages au rapport de Jaber à sa Tunisie natale (pp. 150-156). D’après vous, et selon le proverbe millénaire : « Nul n’est prophète en son pays », la Tunisie a-t-elle été ingrate à son égard ? Qu’en pensez-vous ?

Jean Calembert : Je crois qu’il faut différencier la Tunisie et sa région natale autour de M’Saken et de Monastir.  Et le régime tunisien actuel de la Tunisie de son enfance. Et ses amis tunisiens de ses amis français.

Ses grands amis tunisiens parlent et écrivent remarquablement bien, sont tous des universitaires, ouverts à l’art et à la culture, souvent beaucoup plus jeunes, beaucoup plus modernes que lui. Ils n’ont jamais connu la misère. Pourquoi sont-ils tous irrésistiblement attirés par Jaber ? Pas pour ses chants, ses peintures ou ses sculptures ! Pour ses grands éclats de rire, pour ses yeux malicieux, pour ses grimaces, pour sa vision enfantine du monde, pour sa façon lui un analphabète de jongler avec les mots comme personne, avec une poésie naturelle, qui coule de source, comme l’eau coule de la montagne pour finir dans la mer.

Et pourquoi Jaber aime-t-il tant ses amis tunisiens ? Parce que ses amis tunisiens sont uniques. Pas meilleurs, mais différents : un autre soleil, d’autres couleurs, un autre environnement sonore, un autre rythme de vie. Sans dire grand-chose, sans faire grand-chose, ils le comprennent et l’apprécient pour ce qu’il est, un être à part, comme on n’en fait plus.
Et surtout, ils n’attendent rien d’autre de lui que sa présence et sa bonne humeur. Rien de plus, rien de moins. Ils lui foutent la paix. Ils ne l’accaparent pas !

La Tunisie a-t-elle été ingrate avec lui ? Jaber est une personne fortement cabossée par la vie, mais qui a pris toute sa force et sa grandeur d’âme dans ses fêlures, dans ses douleurs, dans sa gestion légère et désopilante de la misère. Pas dans ses succès artistiques, pas dans la reconnaissance par les musées, par la France ou par la Tunisie. Il détestait les officiels, les ministres, les « faux intellectuels », les flatteurs. Il aimait que les Tunisiens reconnaissent son talent de chanteur. Il était triste que ses peintures et sculptures les touchent moins. Il était heureux de captiver des centaines d’inconnus dans la rue à Monastir, au café à Sousse, sur un terrain de foot, à la terrasse d’un grand hôtel, avec pour seule arme son vieil oud, son culot, son bagout, sa générosité, son inventivité, ses contes de fées enjoués.

Je crois que le mot ingratitude ne fait pas partie du vocabulaire de Jaber. Qu’il ne le comprendrait pas. Il a dit une phrase très belle « Moi, je suis né riche » alors qu’il a été, très jeune, orphelin et analphabète, maltraité, malheureux et qu’il vivra toute sa vie avec bonheur … dans la misère. Les souvenirs positifs qu’il garde de la Tunisie, ce sont ceux de la nature et des animaux, surtout l’âne, très rarement ceux liés à des humains. L’âne, c’est sa première voiture, celle qui l’a amené́ à Sousse. Sa seule joie, c’est d’avoir rencontré́, presque toujours en dehors du cercle familial, des gens pauvres, mais généreux, ou des gens curieux, souvent très cultivés, qui ont tout de suite été attirés par son côté « différent des autres ». Il rejette les compatriotes qui se croient instruits, mais qui sont « plus bêtes que des analphabètes ».

A.H : Comment pouvons-nous y remédier aujourd’hui ? Par quels moyens, déjà amorcés par votre œuvre Où vas-tu, nuage ?, pouvons-nous donner à Jaber la place qui lui revient de droit ?

Jean Calembert : Je crois qu’il faut éviter toute construction artificielle, sophistiquée, officielle et toute récupération commerciale… Il faut retrouver les gens, les endroits, les ambiances que Jaber a aimées en Tunisie, s’en imprégner et laisser les choses se faire naturellement.

Choix 

A.H : Vous n’êtes certes pas Jaber pour répondre en son nom, mais nous aimerions vous demander de vous mettre à sa place et de répondre à ces questions, peut-être en optant pour « un double je » ? Si vous deviez tout recommencer, quels choix feriez-vous ? Si vous deviez incarner ou vous réincarner en un mot, en un arbre, en un animal, lequel seriez-vous à chaque fois ?

Jean Calembert : Si je devais tout recommencer, je referais exactement la même chose ! Toutefois, en intégrant les témoignages d’une poignée de personnes dont je n’ai découvert l’existence et l’amour pour Jaber qu’à la fin du manuscrit. Et je reprendrai avec un plaisir fou les habits et la trogne de Jean-Michel Binamé, le personnage principal des chapitres « Jaber et moi ». De préférence, un verre de Gigondas à la main, devant le feu de bois et écoutant le jazz de Thelonious Monk ou de John Coltrane. Pour les réincarnations, j’opterais pour deux mots : BONHEUR & NUAGE, un mot pour l’animal : ÂNE et un pour l’arbre :  TREMBLE, quatre mots que j’associe immédiatement à Jaber, à sa générosité, à son parcours de vie, à sa robustesse et, paradoxalement, à sa fragilité.

Il n’est pas plus surprenant de naître ou de renaître plusieurs fois qu’une seule. Une nouvelle vie commence pour Jaber et moi. Je ne devrai plus compter sur le hasard pour le voir atterrir inopinément à Bruxelles. Je vais pouvoir le rencontrer presque tous les soirs, explorer de nouveaux territoires, revivre des fragments de vie cachés, mal documentés ou travestis par ses soins. Le meilleur est sans doute à venir.

Je me remets à rêver :

Où vas-tu, nuage ?
Loin du noir océan de l’immonde cité,
Vers un autre océan où la splendeur éclate,
Bleu, clair, profond, ainsi que la virginité́ ?
Dis-moi, ton cœur parfois s’envole-t-il ?

Où vas-tu, nuage ?
Loin des mensonges, loin des remords, Loin des douleurs,
Près du BONER.
Là-haut !

Emporte-moi, nuage ! Enlève-moi, nuage !

 A.H : Enfin, si un seul des textes que vous aimez (sur Jaber, de vous ou de votre choix) devait être traduit dans d’autres langues, en arabe par exemple, lequel choisiriez-vous et pourquoi ?

Jean Calembert : Je choisirai évidemment Où vas-tu, nuage ?, que j’aimerais, en premier lieu, voir traduit en arabe. Les témoignages des proches de Jaber, des membres de sa famille, des amis tunisiens et kabyles m’ont énormément touché par leur qualité, leur authenticité et l’éclairage nouveau qu’ils projetaient, souvent sur un tout petit fragment de sa vie. Ils ne tarissaient pas sur ces épisodes mais manifestement étaient ignorants de beaucoup d’autres choses qu’ils ont découvert à la lecture de mon livre. Je suppose que beaucoup de leurs semblables, surtout ceux qui maitrisent mal le français, seraient intéressés à une version arabe de ma biographie romancée. Sans doute un bel hommage à rendre à Jaber !

En second lieu, j’aimerais une traduction en anglais américain, une langue que j’ai utilisée (plus que le français) durant toute ma vie professionnelle et dont j’apprécie la musicalité, le côté « coup de poing », direct, sans détour, sans chichis, sans manières. Un bel hommage à la famille de Gail Tuschak, l’épouse de Jaber.

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Souffle inédit est inscrit à la Bibliothèque nationale de France sous le numéro ISSN 2739-879X.
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